1 Déchiffrer Vénus. Renaissance et Âge classique Daniel Droixhe Au chapitre de
1 Déchiffrer Vénus. Renaissance et Âge classique Daniel Droixhe Au chapitre de la Nature des dieux traitant de l'étymologie de leur nom, Cicéron mentionne pour terminer comme s'il s'acquittait d'une explication moins convaincante — celui de Vénus, « ainsi appelée par notre nation parce qu'elle est la déesse qui vient à toute chose » : ad res omnes veniret. « Son nom », ajoute-t-il, « n'est pas dérivé du mot venustas [beauté] mais plutôt venustas d'elle1 ». Une autre explication apparaît dans la Cité de Dieu, au passage où saint Augustin se moque des interprétations « obscènes » alléguées par les « païens lettrés [...] en défense de leurs dieux2 ». Se composer une divinité pour la nourriture (Educa) et une autre pour la boisson (Potina), « n'est-ce pas plus convenable à la bouffonnerie des mimes qu'à la dignité des dieux ? ». Le dieu Liber « libère » les mâles de leur semence. On lui dédie en conséquence, dans son temple, des organes masculins, comme on voue des organes féminins à Libera. Sur le coït veillent plusieurs protections : quand un couple de mariés croit que tant de dieux des deux sexes sont présents et participent à l'opération, n'est-il pas pris de honte au point qu'il perd son ardeur et qu'elle augmente sa résistance? Pour la « tâche » amoureuse, « un seul dieu ou déesse ne serait-il pas suffisant » ? « Vénus seule ne serait-elle pas sans pareille à l'occasion » ? On dit en effet que « son nom provient du fait que, sans violence, une femme ne cesse d'être une vierge » — conception jouant sur le rapport entre Vénus et sine vi. Mais d'autres figures mythologiques réclament l'abandon de la femme au désir masculin. Il y a un dieu pour défaire sa ceinture (Virginensis), un autre pour la « tenir en bas » dans l'amour, « faible et terrorisée », « pour qu'elle perde sans difficulté sa virginité » (Prema), et un autre dieu encore (Subigus) pour qu'elle soit soumise à son mari. La Renaissance et la redécouverte du Livre des Rois La Renaissance allait apporter son lot d'interprétations nouvelles, principalement suscitées par la lecture ou la redécouverte de textes antiques. Joseph Juste Scaliger, en son commentaire de la Signification des mots de Festus (1584), inscrit son hypothèse dans la tradition cicéronienne d'explication paronymique. « Vénus est une divinité importée, mais son nom est romain : il signifie "étranger". En effet, il est fait de veniendo [...] ». Un autre texte va polariser l'interrogation et l'articuler progressivement à la recherche sur de nouveaux secteurs de la philologie ou des sciences humaines. Le deuxième 1 Cicéron, De natura deorum, éd. Loeb (268), Cambridge, Harvard U.P., 1979, p. 89. 2 Saint Augustin, Œuvres, 33-37. La cité de Dieu, éd. G. Bardy et G. Combès, Paris, Desclée de Brouwer, 1980, livre VI, chap. viii-ix ; éd. Loeb, II, p. 333 2 Livre des Rois raconte comment le souverain d'Assyrie fit venir en Samarie divers peuples pour prendre la place des Hébreux, oublieux du vrai Dieu. Mais ces populations se refusèrent à suivre la loi d'Elohim et restèrent prisonnières de l'idolâtrie : En fait, chaque nation se fit son dieu et le plaça dans les maisons des hauts lieux, que les Samaritains avaient construites. Chacune des nations agit ainsi dans les villes où elle résidait : les gens de Babylone firent un Soukkoth-Benoth; ceux de Kouth, un Nergal; ceux de Hamath, une Ashima; les Awites, un Nibhaz et un Tartaq [...]3. Cette expression de Soukkoth-Benoth, ou Succoth-Benoth, a fait couler beaucoup d'encre. Passons sur les interprétations de la critique moderne4. La tradition interprétait le premier terme, fréquent dans la Bible, comme signifiant « tente, cabane, abri ». La Genèse appelait Sukkoth un endroit où Jacob avait fait des « abris » pour le bétail. Les Septante avaient donc traduit le mot par skênê « cabane, hutte ». Le deuxième élément de la formule semblait quant à lui se rattacher à bén « enfant, jeune ». Ainsi, Soukkoth-Benoth fut généralement expliqué en latin par tabernacula puellarum « cabanes de jeunes ». Mais les traductions des Écritures durent se borner à reproduire telle qu'elle l'expression, que le contexte maintenait dans une grande obscurité. La tradition rabbinique, de manière à peine moins énigmatique, l'interprétait assez largement comme renvoyant à l'image d'une poule avec ses poussins. C'est ce qu'on trouve au Moyen Âge chez Rachi, auteur du « commentaire sur la Tora le plus populaire de toute la littérature exégétique juive5 », et chez David Kimhi. Comme l'écrit celui-ci : Nos rabbins, d'heureuse mémoire, disent que Succoth Benoth était une poule, comme si l'on disait que les Assyriens honoraient l'image d'une poule appelée Succoth Benoth. C'est qu'on nomme cet animal Suecui, signifiant littéralement « celle qui couvre » ; ils appellent ainsi les poules Succoth, quasiment « celles qui couvent et couvrent », et expliquent Benoth comme désignant ses petits, qu'elles ont coutume de couver et de couvrir de leurs ailes6. En outre, les rabbins soulignent le rapport unissant cette attitude protectrice et le sens général de « tente, abri ». Certains commentateurs, il est vrai, prétendirent voir dans Soukkoth-Benoth, comme dans les termes voisins de Nergal, Ashima ou Nibhaz, des noms de villes. La mise au point était venue, au début du IVe siècle, de saint Eucher, évêque de Lyon, qui écrivit dans ses Commentaires sur la Genèse et le livre des Rois : 3 Rois 2, 17/30. 4 Karel van der Toorn et al., Dictionary of deities and demons in the Bible, Leyde, Brill, 1995, p. 1553-1556. La critique moderne y a souvent reconnu le nom déformé de la déesse Zarpanit(u), épouse de Marduk, le dieu-patron de Babylone. 5 Salomon ben Isaac (dit Rasi), né à Troyes vers 1040, mort en 1105. Cf. Salomon Ben Isaac, Le commentaire de Rachi sur le Pentateuque, trad. fr. par I. Salzer et al., Paris, Comptoir du livre du Kéren Hasefer, 1957, préface. 6 D'après Athanasius Kircher, Oedipus aegyptiacus, Roma, ex typogr. V. Mascardi, 3 tomes, 1652-1654, p. 354. 3 Il me semble cependant que les noms en question ne puissent se comprendre, en vertu de la liaison du discours [c'est-à-dire du contexte] que comme ceux d'idoles auxquelles ces peuples étaient assujettis [...]7. L'hypothèse de Selden On en était là lorsqu'intervint John Selden8. Son traité Sur les dieux assyriens fit en 1617 forte impression. On a parfois dit qu'il avait cédé au « préjugé courant en faveur de l'antiquité de l'hébreu ». Plus exactement, il déplace la priorité historique vers cette Assyrie babylonienne ou babélique dans laquelle Joseph Scaliger avait désigné le vrai berceau du monde sémitique et une alternative à l'exorbitant privilège que le judaïsme faisait peser sur l'histoire de l'humanité. Selden mit en évidence et développa le rapport unissant l'expression Soukkoth- Benoth et un passage de Valère Maxime dans ses Faits et dits mémorables9. Il y est question d'un temple établi dans la colonie phénicienne de Sicca, qu'on identifie aujourd'hui avec El Kef en Tunisie, où les femmes puniques manifestent toute « la laideur de leur conduite honteuse » : En effet il y a à Sicca un temple de Vénus où les femmes d'âge nubile se rendaient et, partant de là, elles amassaient l'argent de leur dot au moyen des injures auxquelles leur corps était soumis, décidées à s'engager dans des liens honnêtes par le biais de liaisons si déshonorantes. Ce lieu de débauche sacrée doit évidemment être identifié, pour Selden, avec les tabernacula puellarum des Écritures, et Benoth est sans aucun doute la forme originelle du nom de Vénus. L'auteur anglais, et d'autres à sa suite, rappelleront que l'ancienne Sicca, volontiers nommée Sicca Venerea, était célèbre parmi les Anciens : Ptolémée, Pline, Procope, l'Itinéraire d'Antonin en font mention. Victor d'Utique, qui en parle dans sa Persécution des Vandales, en était originaire, de même qu'Arnobe l'Ancien. Si ce dernier ne mentionne pas le temple de Vénus dans son traité Contre les Gentils (fin du IIIe siècle), c'est sans doute que ce maître d'école n'était pas trop fier de la réputation de sa ville10. 7 Eucher, Commentarii in Genesim et in libres Regum, Rome, Apud Paulum Manutium, 1564, p. 297. 8 Cf. David Sandler Berkowitz, John Selden's formative years. Politics and Society in early seventeenth-century England, Washington, The Folger Shakespeare Library, 1988. 9 Saint Augustin, Œuvres..., op. cit., livre II, chap. 6/15 ; Maxime Valère, Faits et dits mémorables, éd. R. Combès, Coll. « Budé », t. I, Livres I-III, 1995, p. 186 ; John Selden, De dus syris syntagmata I, Londres, Bibliopolarum corpori excudebat Guilielmus Stansbeius, 1619, chap.Vl, p. 216 sq. 10 Arnobe l'ancien, Contre les Gentils, éd. H. Le Bonniec, Coll. « Budé », 1982, 36/4, p. 161 ; commentaire sur Sicca, p. 8. Arnobe attaque notamment le culte de Vénus dans un passage ridiculisant les dieux païens susceptibles de reprocher à un chrétien d'adorer un « homme mort vilement sur la croix ». Le grief viendra-t-il d'une déesse « courtisane prostituant ses charmes secrets » ? Un passage de uploads/Litterature/ dechiffrer-venus-renaissance-et-age-clas.pdf
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- Publié le Sep 09, 2021
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