© koninklijke brill nv, leiden, 5 | doi .63/9789004289185_003 Chapter 2

© koninklijke brill nv, leiden, 5 | doi .63/9789004289185_003 Chapter 2 Démonstrations d’amitié et d’humanisme : alba, adages et emblèmes chez les petits-enfants d’Érasme Hélène Cazes Traces visibles des rencontres et loyautés d’un humaniste, les alba amicorum portent le nom de leur possesseur, qui le signe comme il poserait un Ex libris en première page d’un livre et le fait signer par ceux qu’il considère et qui se considèrent ses amis. Forme collective, définie par une pratique de sociabilité renaissante, ces carnets de déclarations d’amitié sont plus que des collections d’autographes : l’inscription de l’ami humaniste prend souvent la forme d’un poème, d’une citation, d’un dessin, voire d’une aquarelle ou d’une peinture à l’huile, et elle est encadrée par une dédicace et un autographe. Néanmoins, le « corps » de ces inscriptions semble redondant et doublement répétitif : il reprend souvent des lieux communs, tandis que l’exposition en dédicace et signature des noms des amis et des circonstances de la signature (lieu, date, parfois occasion) semble épuiser la teneur d’un message essentiellement de contact. Il paraît en effet que l’information essentielle, l’amitié entre possesseur et contributeurs de l’album, soit suffisamment exprimée par le « paratexte » de l’inscription : un album d’amis, l’explicitation des conditions du message, les deux noms formant une double signature. Il est alors tentant, une fois que les alba ont été édités et que leurs co-auteurs ont été identifiés, de limiter l’analyse des alba à une prosopographie du monde humaniste telle que la démontrent réseaux et recommandations amicales. Le lieu commun « donné » par maintes inscriptions remplirait, pour ainsi dire, l’espace entre les informations biographiques et historiques. Bref, l’inscription documenterait l’histoire des réseaux et son message résiderait dans la mise en contact de deux noms.1 Maintenant que les études sur les alba constituent en elles-mêmes un important corpus d’éditions, comptages, reproductions, le 1  C’est bien la démarche de Marie-Claude Tucker, « ‘L’Album Amicorum’ : étude d’un docu- ment-témoin de l’histoire sociale des étudiants aux XVIe & XVIIe siècles, » dans Pouvoirs de l’image aux XVe, XVIe et XVIIe siècles : pour un nouvel éclairage sur la pratique des Lettres à la Renaissance, éd. Marie Couton, Isabelle Fernandes, Christian Jérémie, Monique Vénuat (Clermont-Ferrand, 2009), 457–470, entre autres exemples. C’est également celle, pour un autre groupe social, de Jason Harris, « The practice of community : Humanist Friendship during the Dutch Revolt, » Text Studies in Literature and Language, 47.4 (2005), 299–305. Astrid Steiner-Weber and Karl A.E. Enenkel - 9789004289185 Downloaded from Brill.com04/15/2018 08:59:41PM via free access 19 ALBA, ADAGES ET emblèmes CHEZ LES PETITS-ENFANTS D’ÉRASME lieu commun des messages d’amitié peut néanmoins être considéré non plus seulement comme la documentation d’une culture commune, mais également comme une œuvre, constituée en objet par le dispositif de l’album et offerte comme « gage matériel » d’une relation invisible. Je propose de lire dans la redondance et l’apparente inutilité dénotative des déclarations d’amitié une cérémonie poétique, qui confère à l’inscription apposée sur la page le statut d’un objet et à l’acte de l’inscrire, le statut d’un don : cette étude, qualitative, s’appuie sur les nombreux et récents travaux touchant les alba ; elle ne sau- rait être menée sans la fondation des éditions savantes et études quantitatives offertes à la communauté des chercheurs. Il semble de fait que le discours sur les alba soit premièrement celui de la diffusion et de la prolifération de la pratique, dont l’origine est souvent attri- buée à Philip Melanchthon dans le célèbre Judicium de Albis.2 Entre 1575 et 1620, plus de 193 alba amicorum furent commencés, continués, conservés à Leyde, ville de la toute nouvelle université calviniste fondée en 1575 par Guillaume d’Orange et centre intellectuel d’un humanisme de type nouveau.3 Cette vogue (car tels semblent être le petit carnet ou le livre où sont collec- tionnées des déclarations d’amitié) se développa dans le Nord-Ouest euro- péen réformé et réformateur parmi les citoyens de la République des Lettres (étudiants, professeurs, éditeurs, auteurs), à partir des années 1540 mais tout particulièrement en la fin tourmentée et incertaine de ce siècle.4 De fait, la 2  Sur cette attribution d’origine, majoritairement reprise dans les études contemporaines, on pourra lire Peter Amelung, « Die Stammbücher des 16./17. Jahrhunderts als Quelle der Kulturund Kunstgeschichte, » Kat. Stuttgart, 1980, Bd. 2, 211–222, et ici 211 ; Hans-Peter Hasse, « Wittenberger Theologie im ‘Stammbuch’. Eintragungen Wittenberger Professoren im Album des Wolfgang Ruprecht aus Eger, » dans Humanismus und Wittenberger Reformation. Festgabe anläßlich des 500. Geburtstages des Praeceptor Germaniae Philipp Melanchthon am 16. Februar 1997, éd. Michael Beyer, Günter Wartenberg (Leipzig, 1996) 88–120 et ici 91. 3  Voir, entre autres, C.M.G. Berkvens-Stevelinck, Magna Commoditas. Geschiedenis van de Leidse universiteitsbibliotheek 1575–2000 (Leyde, 2001), préface. 4  Sur l’histoire du genre en général, on se réfèrera au catalogue de Kees Thomassen, Alba Amicorum (The Hague, 1990.) Les études plus savantes ne manquent pas : Chris L. Heesakkers, K. Thomassen, Voorlopige lijst van alba amicorum uit de Nederlanden voor 1800, (- ’s-Gra- venhage, 1986) ; Wolfgang Klose, « Stammbucheintragungen im 16. Jahrhundert im Spiegel kultureller Stroemungen, » dans Stammbuecher der 16. Jahrhunderts, éd. Wolfgang Klose (Wolfenbuettel, 1989), 13–31 ; Ingeborg Krekler, Stammbucher bis 1625 (Wiesbaden, 1999) ; Werner Wilhelm Schnabel, Die Stammbucher und Stammbuchfragmente der Stadtbibliothek Nurnberg, (Wiesbaden, 1995) et Das Stammbuch : Konstitution und Geschichte einer texts- ortenbezogenen Sammelform bis ins erste Drittel des 18. Jahrhunderts, (Tubingen, 2003) ; Christiane Schwarz, Studien zur Stammbuchpraxis der Frühen Neuzeit : Gestaltung und Nutzung des Album amicorum am Beispiel eines Hofbeamten und Dichters, eines Politikers und eines Goldschmieds (etwa 1550 bis 1650) (Frankfurt, 2002.) Enfin, pour la définition générique, Astrid Steiner-Weber and Karl A.E. Enenkel - 9789004289185 Downloaded from Brill.com04/15/2018 08:59:41PM via free access 20 Cazes forme même de l’album appelle la prolifération du genre : volume blanc ou imprimé, c’est un support pour le recueil de signatures et inscriptions de ses lecteurs et cette dimension polyphonique, qui unit au moins un possesseur et l’un des signataires, porte en elle son incrémentation. En effet, une inscription en appelle une autre (celle du retour réciproque entre amis, mais aussi celle de l’ami de l’ami), tout comme un album en appelle un autre (celui du signa- taire, puis des signataires de son album.) Le genre s’ouvre ainsi de lui-même à sa dissémination, avant de se transformer en pratique plus répandue (auprès des femmes, puis des enfants), plus conventionnelle également, jusqu’aux alba vernaculaires et Poezie-Albums5 des temps présents. Les alba savants de la communauté humaniste forment un corpus cohérent et définissent un sous-genre selon les catégories de la forme, du sujet, et du registre. Ecrits majoritairement en latin, ils comportent également des inscrip- tions en langues bibliques plus exotiques, le grec et l’hébreu, et quelques textes en langues vernaculaires (français, néerlandais, allemand, anglais.) Excellemment étudiés depuis la fin du XIXe siècle,6 ils constituent une prosopographie du monde humaniste des Pays-Bas et du Nord de l’Allemagne, plus et mieux encore depuis les études de Wolfgang Klose,7 Walther Ludwig,8 Kees Thommasen9 on prendra comme référence Walther Ludwig, « Le genre des alba Amicorum, » dans La Société des Amis à Rome et dans la littérature médiévale et humaniste, éd. P. Galand-Hallyn, S. Laigneau, C. Levy, W. Verbaal (Turnhout, 2009), 261–274. 5  Voir J.C. Daan, « Het poezie-album, » Neerlands Volksleven 15 (1965), 186–235. 6  La seconde moitié du XIXe siècle européen est un âge d’or pour l’historiographie des alba. On retiendra, parmi de nombreux autres titres, F.A. Van Rappard, Overzigt eener verzameling Alba amicorum uit de XVIde en XVIIde eeuw (Leiden, 1856) ou Charles Read, « Un Album amicorum de Jean Durant, (1583–1592), » Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 12 (1863), 226–233. Dans la même lignée, quoique plus tardivement, on lira Alphonse Roersch, « L’album amicorum de Bonaventura Vulcanius, » Revue du Seizième siècle 14 (1927), 61–76. Ces défrîcheurs du genre ont identifié et décrit les collections d’alba et les réseaux humanistes, souvent de leur propre nation nouvellement reconnue et indépendante. 7  On pense ici au monumentales tables des Inscriptions et Alba d’Allemagne : Klose, Wolfgang, Corpus Alborum Amicorum (Stuttgart, 1988). 8  Walther Ludwig, Das Stammbuch als Bestandteil humanistischer Kultur : das Album des Heinrich Carlhack Hermeling (1587–1592) (Gottingen, 2006). 9  Kees Thomassen, J.A. Gruys [transl. Peter Thomson . . . et al.], The album amicorum of Jacob Heyblocq : introduction, transcriptions, paraphrases & notes to the facsimile (Zwolle, 1998) ; De collectie alba amicorum van Van Harinxma thoe Slooten in de Koninklijke Bibliotheek, ’s-Gravenhage, Koninklijke Bibliotheek, 1999 ; Yme Kuiper, Kees Thomassen [red. Marlies Stoter], Banden van vriendschap : de collectie alba amicorum Van Harinxma thoe Slooten (Franeker, 2001). Astrid Steiner-Weber and Karl A.E. Enenkel - 9789004289185 Downloaded from Brill.com04/15/2018 08:59:41PM via free access 21 ALBA, ADAGES ET emblèmes CHEZ LES PETITS-ENFANTS D’ÉRASME ou encore de Chris Heesakkers,10 pour ne citer que quelques noms parmi des douzaines. Les éditions d’alba individuels ont fait connaître les « cercles d’amis » de tel ou tel personnage (Janus Dousa,11 Abraham Ortelius,12 uploads/Litterature/ de-monstrations-d-x27-amitie-et-d-x27-humanisme.pdf

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