Perspective Actualité en histoire de l’art 1 | 2013 Période moderne/Époque cont
Perspective Actualité en histoire de l’art 1 | 2013 Période moderne/Époque contemporaine Hors cadre : entretien avec Hubert Damisch Outside the lines : interview with Hubert Damisch Hubert Damisch, Giovanni Careri et Bernard Vouilloux Édition électronique URL : http://perspective.revues.org/1670 ISSN : 2269-7721 Éditeur Institut national d'histoire de l'art Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2013 Pagination : 11-23 ISSN : 1777-7852 Référence électronique Hubert Damisch, Giovanni Careri et Bernard Vouilloux, « Hors cadre : entretien avec Hubert Damisch », Perspective [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 30 décembre 2014, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://perspective.revues.org/1670 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. débat PERSPECTIVE 2013 - 1 11 Hors cadre Entretien avec Hubert Damisch par Giovanni Careri et Bernard Vouilloux – Il n’y a plus de vérité du tout, puisque vous arrangez les faits comme il vous plaît. – J’arrange les faits de façon à les rendre plus conformes à la vérité que dans la réalité […] André Gide1 Alors que se multiplient les théories des images et que l’idée d’une « pensée des images » s’est progressivement imposée, il nous a semblé important de rencontrer Hubert Damisch. On sait le rôle critique décisif qui a été le sien dans la redéfinition épistémologique dont l’histoire de l’art a fait l’objet depuis les années 1970. En élaborant notamment une réflexion originale à partir du paradigme structuraliste et une heuristique sur le « travail de l’art », ses contributions ont permis de configurer le rapport entre histoire et théorie de l’art et de dépasser la traditionnelle division du travail qui oppose le do- maine philosophique de l’esthétique et le champ de la recherche historique. Selon la perspective inaugurée en 1972 dans Théorie du nuage 2, cer- taines œuvres d’art singulièrement complexes, dès lors qu’elles sont situées à l’intérieur d’un système de transformations, sont en mesure d’articuler une « pensée » et d’élaborer des modèles d’intelligibilité par les moyens qui leur sont propres. Une telle démarche, comme Damisch le rappelle souvent, est proche de l’analyse des mythes de Claude Lévi-Strauss : une fois construit le système des invariants sous-jacents à plusieurs récits mythiques et une fois décrites les opérations de transformation qui organisent l’ensemble, il apparaît que l’absence d’un élément peut devenir aussi significative, sinon davantage, que sa présence, dans la mesure où il en va ici de positions structurales et non de positivités objectales. Affirmer qu’un tableau ne peut se comprendre que comme la transformation d’un autre tableau ou, plus précisément, comme une position dans un système de transformations n’a Débat Travaux Actualité Historien de l’art et philo- sophe, Hubert Damisch (né en 1928) enseigna dès 1958 à la IVe section de l’École pratique en hautes études, devenue ensuite l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). En 1967, il fut nommé maître de confé- rences à l’École normale supérieure, où il participa à la création du cercle d’his- toire/théorie de l’art, qui de- viendra plus tard, au sein de l’EHESS, le Centre d’histoire et théories des arts (CEHTA). Élu directeur d’études en 1975, il enseigna à l’EHESS jusqu’à sa retraite en 1996. période moderne 12 DéBAT PERSPECTIVE 2013 - 1 rien d’intuitif. Cela revient à affirmer qu’un élément qui serait absent du ta- bleau peut avoir une valeur aussi décisive que ce qui est sous nos yeux. Dans son étude sur les variations de Picasso à partir des Ménines de Diego Velázquez dans L’Origine de la perspective 3, Damisch démontre que cette manière contre-intuitive de penser les transformations est bien à l’œuvre dans le « système Meninas » de Picasso, système qui est en mesure d’articu- ler une pensée complexe en déplaçant et en condensant certains éléments. Cette « pensée des œuvres » dialogue avec des modèles et des pa- radigmes d’ordre philosophique, quitte à les contredire. Elle n’est donc pas réductible au seul champ de l’histoire, tout en réclamant qu’on la consi- dère dans toute son épaisseur historique et anthropologique. Contre le ré- ductionnisme positiviste, Damisch a toujours pensé l’art du passé avec celui du présent, transposant les questions de l’un à l’autre et montrant comment certains aspects de l’un et de l’autre ne peuvent apparaître que dans ce dialogue. Il peut sembler paradoxal à la lecture de ses livres que les frontières entre art, philosophie, sémiotique, anthropologie et psych analyse apparaissent finalement comme moins problématiques que la fron- tière entre l’art et l’histoire, laquelle serait pour certains la « sœur aînée » de l’histoire de l’art. Que signifie le terme « histoire » quand on l’associe au terme « art » ? Comment traiter historiquement des objets qui continuent à produire des effets au-delà du moment qui les a vus naître ? Comment rendre compte des temporalités complexes qui traversent chaque œuvre et la lient à d’autres à travers l’histoire, composant des constellations, plus ou moins grandes, dont le montage peut relever du travail d’un artiste autant que de celui d’un historien de l’art ? Damisch a souvent rapproché l’his- toire de l’art de celle des sciences : l’histoire est affaire d’hypothèses, d’ex- périmentations, de théories et de questions, parfois sans réponse, souvent porteuses d’autres questions encore. C’est sans doute la raison pour laquelle la dimension énergétique de la théorie freudienne du « travail du rêve », avec ses opérations de conden- sation et de déplacement, occupe une place importante dans la réflexion de Damisch. Comme dans la pensée du rêve, les matériaux figuratifs qui font la pensée de la peinture ne sont pas inertes : ils travaillent, remplacent, dépla- cent et condensent. Damisch s’est profondément interrogé sur la portée de l’« hypothèse de l’inconscient » dans le domaine de l’art et de l’esthétique. Ainsi parvient-il, dans le Jugement de Pâris 4, à mettre en scène un dialogue entre Emmanuel Kant et Sigmund Freud autour de la beauté et du désir, supposé désintéressé, qui préside à notre rapport à l’art. On ne trouvera ce- pendant dans ce livre ni synthèse philosophique, ni histoire des idées : le travail de réflexion est mené au plus près des œuvres qui, de Marcantonio Raimondi à Édouard Manet et de Peter Paul Rubens à Antoine Watteau, ont transformé visuellement le récit mythique du choix de Pâris. Cette constel- lation de tableaux compose un « objet théorique », à savoir un ensemble Hubert Damisch débat PERSPECTIVE 2013 - 1 13 formé par les œuvres et par les questions qui les tiennent ensemble en mo- bilisant différents paradigmes interprétatifs. L’intérêt de ce modèle, nourri par un va-et-vient constitutif entre la généralité de l’approche philosophique et la singularité concrète de la perspective historique, réside dans sa capa- cité à saisir la complexité du travail de l’art, voire dans sa résistance à toute forme de réduction univoque et dans sa capacité à déplacer les questions. Cette « théorie du singulier » est autant un art de l’association et du mon- tage qu’un exercice aigu de l’observation minutieuse. Damisch l’a déployé dans ses travaux sur la peinture ancienne et moderne, mais aussi dans ses ré- flexions sur le cinéma et l’architecture. La question du sujet traverse ses œuvres, dont l’une des idées récur- rentes est que l’art non seulement nous transforme, mais nous travaille en profondeur. Le rapport du sujet à l’œuvre est en effet déterminé par l’œuvre elle-même : ce n’est pas l’œil du regardeur qui « fait l’œuvre », mais l’œuvre qui assigne un lieu au sujet et lui propose un matériau d’élaboration. Ainsi, la fréquentation prolongée des œuvres se poursuit dans certains des écrits de Damisch à travers des fictions théoriques dont la tonalité autobiographique ne doit pas nous tromper, car le je de ces récits est le sujet en tant qu’il est exposé au travail de l’art et non pas un individu à l’identité biographique figée. Élève de Merleau-Ponty puis de Pierre Francastel, Damisch a beau- coup travaillé dans les universités américaines et a entretenu un rapport privilégié avec l’Italie, où il a été souvent invité. En France, il a incarné une histoire de l’art « différente » en faisant de son enseignement à l’École des hautes études un point de repère important pour tous ceux qui étaient in- satisfaits de l’histoire de l’art méthodologiquement conservatrice pratiquée dans la plupart des universités. Damisch a développé une heuristique du visuel qu’il a parfois mise à l’épreuve de l’exposition, notamment au Musée du Louvre en 1995 (Traité du trait 5) et au musée Boijmans Van Beuningen à Rotterdam en 1997 (Moves 6). Loin des préoccupations insti tutionnelles – il dit avoir aujourd’hui plus volontiers des contacts avec les « gens des musées » –, il a formé beaucoup d’étudiants aujourd’hui actifs un peu par- tout dans le monde. Il nous a dit avoir « aimé les interactions avec les étudiants parce qu’il s’agissait d’amitiés intellectuelles désintéressées ». On lui doit, par ailleurs, la création du Centre d’histoire et théorie de l’art (CEHTA) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris où il a été rejoint, entre autres, par Louis Marin et Daniel Arasse. Alors qu’un uploads/Litterature/ damisch-entretien.pdf
Documents similaires










-
34
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 14, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2598MB