POUR EN FINIR AVEC LE 20e SIECLE par Harry Morgan Cet article est le cinquième
POUR EN FINIR AVEC LE 20e SIECLE par Harry Morgan Cet article est le cinquième d'une série Attention, chat cassant Intrusion dans la littérature fantastique Comment les idées de Todorov ont obscurci l'étude du récit fantastique de 1970 jusqu'à nos jours Les conceptions de Tzvetan Todorov sur le conte fantastique (Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970), inspirées de l'analyse structurale, ont eu une telle fortune critique qu'elles font aujourd'hui partie des programmes de l'éducation nationale, en tous cas en France. Tout amateur de cette littérature a connu la surprise de se faire gronder gentiment dans un dîner en ville par un vis-à-vis enseignant parce qu'il parlait naïvement de fantastique au sujet de Dracula ou de La Chute de la maison Usher. Dracula, officiellement, c'est du « merveilleux » et La Chute de la maison Usher, c'est du « fantastique-étrange ». Malheureusement, les fameuses conceptions todoroviennes sont un tissu d'erreurs et de contradictions. 1. Le premier problème de Todorov est celui d'une définition trop restrictive. Todorov réduit le fantastique aux récits où le lecteur (et éventuellement le personnage) hésite « entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués ». Si le fantastique repose sur « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle » (Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Corti, 1951), une « rupture des constances du monde réel » (Vax, La Séduction de l'étrange, PUF, 1965), voire une « rupture de l'ordre reconnu, une irruption de l'inadmissible » (Caillois, Au cœur du fantastique, Gallimard, 1965), la possibilité d'une explication rationnelle n'est en rien une constante de cette littérature. En réalité, la définition de Todorov colle assez exactement au récit fantastique victorien, des Dickens, Le Fanu, Conan Doyle, Henry James (c'est précisément à son engouement pour James, croyons-nous, que Todorov doit sa définition), sans parler des auteurs féminins qui ont souvent tant de charme, les Mrs Riddell, Mrs Edwards, Mrs Braddon, etc. Mais sa définition n'est pas adaptée au reste du fantastique, pas même au fantastique français du XIXe siècle. Si l'on suivait Todorov, Poe, Balzac, Gautier se seraient trompés en appelant leurs contes fantastiques. Ni La Chute de la maison Usher, ni La Morte amoureuse, ni L'Elixir de longue vie n'appartiendraient à cette veine. Todorov exclut lui-même certains de ces auteurs (Poe), mais il en conserve d'autres (Gautier) en contradiction avec sa définition. - Même débâcle chez les Allemands et un (petit) nombre de contes d'Hoffmann ne resterait fantastique que parce que ses personnages ont eu jusqu'au bout la présence d'esprit de se demander, au milieu des événements surnaturels, s'ils ont rêvé ou s'ils devenaient fous. Le Dracula de Bram Stoker ne serait pas plus fantastique que le Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson. Rationnels, ces contes appartiendraient à ce que les catalogues de libraires appellent souvent le surnaturel expliqué et que Todorov nomme l'étrange ; dans le cas inverse, ils seraient à verser dans le surnaturel accepté pour tel, que Todorov appelle le merveilleux. C'est naturellement la rupture de logique inhérente au genre qui pose le plus de problèmes à Todorov. Le Nez de Gogol, n'offrant pas d'hésitation entre banal et surnaturel, est rangé, en désespoir de cause dans le merveilleux, - où cet appendice devenu autonome voisine avec les afrites et les sylphides! Todorov est naturellement incapable de se tenir à sa définition et, ayant dépeuplé le fantastique, il est bien obligé de parler de Poe, de Balzac, de Maupassant, - et d'oeuvres de ces auteurs qui ne correspondent par à son critère. Il se contredit dès le commencement, puisqu'il illustre sa définition du fantastique avec Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, pour exclure, quelques pages plus loin, le roman gothique - à classer soit dans l'étrange (Ann Radcliffe), soit dans le merveilleux (Lewis, Mathurin). Mais Todorov a beaucoup admiré que le héros, et l'auteur, du Manuscrit, hésitassent jusqu'au bout sur la nature des événements auxquels ils sont confrontés. Il finit par ranger Le Manuscrit trouvé à Saragosse dans une catégorie frontière: le fantastique-étrange, car quoiqu'on puisse croire pendant toute le roman aux apparences surnaturelles, la toute fin prétend tout expliquer rationnellement, au prix, il est vrai, d'un échafaudage d'invraisemblances. L'analyse d'Aurélia de Gérard de Nerval illustre bien les contradictions de Todorov. Il y voit « un exemple original et parfait de l'ambiguïté du fantastique » (en s'aidant d'arguments linguistiques : l'usage systématique de l'imparfait et de la modalisation, c'est-à-dire de degrés d'incertitude introduits par des formules comme « il me semblait », « j'avais l'idée que »). Mais Aurélia ne peut rentrer dans la définition qu'il donne du fantastique, n'y ayant point d'hésitation sur les faits, - car les rêves et les visions de Gérard sont identifiés comme tels, référence à Swedenborg à l'appui. Mais Todorov, ayant reconnu qu' « à première vue, le fantastique n'existe pas ici », tire argument de ce que le personnage accorde une importance mystique à ces images tout en se sachant fou - et prétend situer l'hésitation entre naturel et surnaturel non plus dans notre interprétation des faits mais dans notre interprétation... de l'interprétation qu'en fait le personnage (« L'hésitation concernait tout à l'heure la perception, elle concerne à présent le langage. ») Moyennant cette pirouette, une rupture de logique suffit dans Aurélia à remplir le critère, en apparence si rigoureux, de la double interprétation, naturelle ou surnaturelle des événements. (Incidemment, Todorov fait un grave contresens en supposant allégoriques les Mémorables d'Aurélia. Que Gérard ait pu désirer nous faire lire, en le donnant comme un rêve et en le couchant sous le titre même des visions de Swedenborg (Memorabilia) une simple allégorie est inadmissible.) Ce que Todorov aurait aimé trouver dans Aurélia se trouve-t-il dans La morte amoureuse de Gautier ? On pourrait le croire, puisque Todorov, au fil des pages, attribue l'hésitation sur la nature des événements de cette nouvelle au rêve, à l'illusion des sens, au hasard. Un lecteur moderne, habitué aux fictions limpides, qui aurait lu autrefois ce conte, se souviendrait peut-être qu'il y est question d'une femme vampire et d'un jeune abbé qui, ayant succombé aux charmes de la démone, la suit à Venise. Il n'en est rien cependant, et, dans le conte, le prêtre se damne dans les palais vénitiens avec sa vampirique courtisane sans quitter sa cure de montagne. Il est à la fois en un endroit et l'autre. « Tantôt je me croyais un prêtre qui rêvait chaque soir qu'il était gentilhomme, tantôt un gentilhomme qui rêvait qu'il était prêtre. » - On voit aussitôt sur cet exemple l'insuffisance de la définition de Todorov. « Jusque là [jusqu'à la destruction finale du vampire], les événements peuvent avoir une explication rationnelle », écrit-il avec une confiance naïve. En réalité, le fait de la double vie du prêtre tombé est présenté par Gautier dans son irréductible contradiction. 2. On peut donc amener une double conclusion provisoire : 1. la définition de Todorov est incapable de rendre compte du gros de la littérature fantastique, que Todorov relègue par conséquent dans des catégories limitrophes ; 2. même dans le corpus anormalement réduit qu'il retient comme authentiquement fantastique, sa définition ne s'applique pas, ce qui l'oblige à des contorsions. On nous dira que tout cela est un simple problème d'étiquetage. Après tout il importe peu qu'on range tel ou tel récit dans le fantastique, il suffit qu'on s'entende sur les mots. Todorov lui-même, en dépit de son scientisme exigeant, ne craint pas d'user de faux-fuyants : « Mais, d'abord, rien ne nous empêche de de considérer le fantastique précisément comme un genre toujours évanescent. » (p. 47) Cependant Todorov prétend adopter une démarche hypothético-déductive, et force est de le suivre sur son terrain. Todorov, par modestie ou par prudence, précise en préface à son ouvrage qu'il n'est point besoin d'avoir tout lu, et que la démarche scientifique s'appuie sur un petit nombre d'occurrences, en tire une hypothèse générale, puis la vérifie ou l'infirme en examinant d'autres cas. En adoptant cette démarche, on doit conclure que la définition proposée par Todorov (la permanence de l'hésitation entre une explication naturelle et une explication surnaturelle) ne vaut strictement rien. Le problème est accentué du fait que le choix du corpus todorovien est aberrant. Y figurent la plupart des Français situés chronologiquement entre Cazotte et Maupassant (Balzac, Gautier, Mérimée, Villiers de l'Isle-Adam, etc.), les Allemands Arnim et Hoffmann, les Américains Poe, Bierce et James, mais, paradoxalement, alors que la définition de Todorov est en réalité anglaise et même victorienne, pas un seul Anglais, à part le naturalisé Henry James. Pas un Victorien (où sont Dickens, Collins, Stevenson, Doyle, Kipling, Stoker ?), ni un Edwardien (où sont Machen, Blackwood, de la Mare, Hodgson, Dunsany ?). Pas un seul Belge (Ray, Owen, Ghelderode ?), pas un seul Américain moderne (Merritt, Lovecraft, Clark Ashton Smith ?). De plus les tendances dix-huitiémistes bien connues de Todorov le poussent à introduire dans son corpus le roman gothique (Manuscrit trouvé à Saragosse, Le Moine) et les contes arabes, dont il ne sait ensuite uploads/Litterature/ comment-les-idees-de-todorov-ont-obscurci-l-x27-etude-du-recit-fantastique-harry-morgan.pdf
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- Publié le Oct 10, 2022
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