Claude Calame La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? In: Littérature,

Claude Calame La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? In: Littérature, N°111, 1998. pp. 87-110. Abstract Lyric Greek Poetry : An Imaginary Genre ? There is no evidence for a « lyric » genre in Antiquity, but for, opposed to diegetic (epic) and mimetic (tragic) poetry, a genre « sung to music » which also has the common denominator of ritual production — which links the tragic into the category... Our genres are not Greek genres. Citer ce document / Cite this document : Calame Claude. La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ?. In: Littérature, N°111, 1998. pp. 87-110. doi : 10.3406/litt.1998.2492 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1998_num_111_3_2492 ■ CLAUDE CALAME, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? Pour les lecteurs modernes de la poésie archaïque grecque, la lyrique a toujours constitué un genre littéraire, implicitement ou explicitement. Sans doute n'est-ce pas un hasard si la tradition germanique fournit la position explicite la plus nette, avec celle de Wolfgang Schadewaldt. Lecteur des Noten und Abhandlungen, l'un des derniers parmi les grands philolo gues allemands reconnaît dans Epos, Lyrik et Drama les trois «formes authentiques et naturelles de la poésie » canonisées par Johann Wolfgang Goethe, en tant que « echte Naturformen der Poésie » (« die klar erzàhlende, die enthusiastisch aufgeregte und die persônlich handelnde »). Mieux, l'historien moderne de la poésie grecque vient au secours du poéti- cien romantique en faisant coïncider la célèbre enumeration triadique avec un ordre de succession chronologique, fondé dans l'histoire de la première littérature occidentale. Le développement de la poésie grecque antique dé roulerait ainsi successivement sous nos yeux les manifestations homériques de la poésie épique, puis les formes variées de la lyrique, avant de nous faire assister dans l'Athènes du début du Ve siècle à l'édosion de la tragédie. Le caractère ontologique des formes fondamentales de toute poésie se doubler ait donc d'une nécessité génétique ! (1) Au pôle opposé à cette prise de position explicitement essentialiste et historienne, on trouve la conception implicite et anglo-saxonne qui sous-tend la dernière édition en date de l'e nsemble des poètes traditionnellement considérés comme « lyriques ». David A. Campbell n'a pas hésité à intituler Greek Lyric son édition en cinq volu mes commanditée par la « Loeb Classical Library » ; au nombre des élus, Sappho, Alcée, Alcman, Bacchylide, mais aussi Ion de Chio, Sophocle ou Euripide, Pindare faisant l'objet d'une édition particulière. En s'interro- geant sur la signification du terme lyrique dans une perspective historique, Cecil M. Bowra était parvenu à davantage de prudence. Dans l'introduction à l'ouvrage tout de même intitulé Greek Lyric Poetry, l'enquête sur étymolo- * Ce texte a bénéficié des remarques de J. Bollack, F. Létoublon, J. Molino, Ch. P. Segal et M. Steinriick. J'aimerais leur exprimer ici ma reconnaissance. 1 W. Schadewaldt, Tiibinger VorUsungen Bd. 3. Die friihgriecbische Lyrik (Frankfurt a/M, 1989), pp. 9-17 (dans. O"7 un cours donné en 1959/60), citant T. W. Goethe, Noten und Abhandlungen zum besseren Verstandnis des O / west-ôstUéen Divans, in Goethes Werke II. Gedicbte und Epen II (Hamburg, 1949), pp. 187-9 (éd. E. Trunz ; éd. or. : Stuttgart & Cotta, 1819) ; cf. aussi J. Latacz (éd.), Die griechisdoe ùteratur in Text und Darstellung I. LITTÉRATURE Archaisée Période (Stuttgart, 1991), pp. 16 et 144-9. n° ill - oct. 98 ■ RÉFLEXIONS CRITIQUES gie et emploi du terme lurikos dans l'Antiquité nous conduit d'abord à l'époque alexandrine (a). On admet en effet que les philologues nos ancêt res, travaillant dans la bibliothèque de la Maison des Muses fondée par le premier des Ptolémées, ont été amenés par leur effort d'établissement du texte des poètes archaïques et classiques à opérer choix et classification. C'est donc au cours de ce travail d'édition de l'héritage poétique grec et de sa constitution en littérature qu'a pris naissance le catalogue des neuf poètes « lyriques » (lurikoi) ; en témoignent deux épigrammes anonymes intégrées à l'Anthologie Palatine et dont la plus ancienne remonte probablement à la fin du IIe siècle av. J.-C. Or, rapidement devenue canonique, cette liste énu- mère les noms de neuf poètes qui passent pour avoir composé des poèmes chantés sur la musique de la lyre ; elle ne fait pas référence à un genre littéraire particulier (3). Un simple coup d'oeil jeté à la classification alexan drine de l'œuvre d'un Pindare montre que nombreux sont ceux parmi ces poètes « choisis » (egkrithentes), puis « pratiqués » (prattomenoi) qui, de l'hymne à l'épinicie, se sont exercés dans les genres les plus divers ; des genres, comme le chant de procession (prosodion) ou le péan, accompagnés parfois par la flûte ! Ces formes sont en général si diverses que les éditeurs alexandrins ont été contraints pour certains auteurs à renoncer à un critère de classification générique pour adopter — comme pour Alcée ou Sappho — un critère métrique (4). La lyrique, un genre en définitive inconsistant ? Mais d'abord qu'est-ce qu'un genre littéraire ? C'est la question qu'il convient brièvement 2 D. A. Campbell, Greek Lyric, 5 vol. (Cambridge Mass. & London, 1982-93). C. M. Bowra, Greek Lyric Poetry. From Alcman to Simonides (Oxford, 19612), pp. 1-4. 3 Anthologie Palatine 9.184 et 9.571 : cf. U. von Wilatnowitz-Moellendorf, Die Textgeschichte der Griechischen Lyriker (Berlin, 1900), p. 5. Cette liste est reprise par exemple dans l'appendice aux Vies de Pindare : scholie à Pindare, I, p. 11 Drachmann, où est citée l'épigramme anonyme qui la met en vers : cf. I. Gallo, « L'epigramma biografico sui nove lirici greci e il 'canone' aiessandrino », Quademi Mrbinati di Cultura Classica 17 (1974), pp. 91-112 ; le texte du commentateur précise, en distinguant bien personnes et œuvres, que les neuf «lyri ques » sont créateurs de chants « musicaux » (uooaiKÙ aicruara). Tzetzes, Diff. poet. 23 (An. Ox. EU, p. 334, Cramer), va même jusqu'à parler d'un « cycle lyrique », probablement par analogie avec le « cycle épique » ; il ajoute (v. 14-5) que le trait distinctif des XupiKOÎ, c'est le chant (uèXr|) accompagné de la lyre ; cf. encore infra , note 16. Ce choix est aussi connu de Pétrone, Sat. 2, de Quintilien, Inst. Or. 10.1.61, et probablement de Philodème et d'Horace (cf. infra, note 13). Au F siècle av. J.-C, Didyme d'Alexandrie avait déjà écrit un traité intitulé Ilepi xrâv X.upiKÔ»v jkwitow : cf. H. Fàrber, Die Lyrik in der Kunsttheorie derAntike (Mûnchen, 1936), pp. 7-16, qui, à travers une analyse exhaustive des textes, retrace l'histoire du terme XupiKÔç. Pour les « lyr iques », le terme de itparrôuevoi est employé par le commentateur (peut-être Diomède ? ou Mélampous ?) à L'Art grammatical de Denys de Thrace (1. 3, p. 21, Hilgard ; voir aussi Anecdota Graeca II, p. 751 Bekker) : sur la constitution de ce qu'à tort on a appelé un « canon », on lira R. Pfeiffer, History of Classical Scholarship. From the Beginnings to the End of the Hellenistic Age (Oxford, 1968), pp. 206-8. 4 À propos de la classification alexandrine des poèmes de Pindare, voir J. Irigoin, Histoire du texte de Pindare (Paris, 1952), pp. 35-44, avec l'apport du P. Oxy. 2438, H 35-9 : cf. Pfeiffer (supra, note 3) pp. 130 et 183-4, W. H. Race, « P. Oxy. 2438 and the Order of Pindar's Works », Rheinisches Museum, 130 (1987), pp. 407-410, G. Nagy, Pindar's Homer. The Lyric Possession of an Epic Past (Baltimore & London 1990), pp. 104-15, et les remarques critiques de D. Obbink, « The Invention of Genre », à paraître dans M. Depew & D. Obbink (édd.), Tranformations of Genres (Oxford). Pour l'œuvre de Sappho, voir D. L. Page, Sappho andAlcaeus. An Introduc- tion to the Study of Ancient Lesbian Poetry (Oxford 19592), pp. 112-6, et pour celle d' Alcée, A. Pardini, « La LITTÉRATURE ripartizione in libri dell'opera di Alceo. Per un riesame della questione », Rwista di Filologia e di Istruzjone n° 111 - ocr. 98 Classica 119 (1991), pp. 257-284. LA POÉSIE LYRIQUE GRECQUE ■ de poser avant de tracer dans ses étapes essentielles une histoire de la triade fondant la poétique romantique. Après ce parcours remontant de l'esthét ique moderne à la poétique antique, l'interrogation portera sur l'existence, la figure et le rôle poétique des genres pratiqués par les lurikoi pour conduire à la question de leur absence dans les grandes classifications esquissées par Platon et surtout par Aristote. Prétexte pour revenir en conclusion sur le problème de la fonction de ces genres. Ce travail de critique historique s'inscrit — on le voit — dans l'indispensable mise en question des catégories normatives qui fondent la critique littéraire contemporaine de même que la pensée de l'anthropologie culturelle et sociale : il convient d'interroger le découpage européo-centrique opéré par l'intermédiaire de la triade « épique / lyrique / tragique » comme il est urgent de mettre en question les concepts construits sous les termes de mythe, de rite, de masque, d'initiation ou dans les oppositions binaires telles que « nature / culture » ou « même / autre uploads/Litterature/ claude-calame-la-poesie-lyrique-grecque-un-genre-inexistant-1998.pdf

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