Charles Mopsik et Eric Smilevitch Observations sur l'oeuvre de Gershom Scholem
Charles Mopsik et Eric Smilevitch Observations sur l'oeuvre de Gershom Scholem Article paru dans Pardés, vol. 1, 1985, p. 6-31. La pagination de la première édition est donnée entre crochets droits. L'oeuvre de G. Scholem en tant qu'historien de la mystique juive est immense, nous n'avons pas l'intention d'en traiter en soi. Ce qui a retenu notre attention dans l'article qui suit n'est seulement qu'un aspect de son travail, mais son importance est loin d'être négligeable ou secondaire puisqu'il s'agit de ce qui a trait en définitive à l'orientation idéologique d'une recherche qui s'est elle-même voulue et prétendue de bout en bout “scientifique”. Nous traiterons de deux affirmations de G. Scholem: le caractère gnostique de la Cabale (du Bahir, du Zohar, de la Cabale d'Isaac Louria) et de la littérature "pré-cabalistique" des Hekhalot (les "Palais"), ensuite nous examinerons ses thèses concernant la nature néo-platonicienne du En-Sof, par rapport aux sefirot. Ces questions ne sont pas des sujets scolaires de dissertation ou des soucis d'érudits, elles touchent à l'intime du destin d'Israël, elles débouchent sur des jugements globaux quant à savoir si une métaphysique propre aux communautés fidèles à la tradition hébraïque s'est perpétuée dans son originalité, ou si toutes les oeuvres spirituelles de cette tradition ne sont que les résultats d'influences étrangères qui l'ont déterminée. Si le mot "pensée juive" a vraiment un sens ou s'il n'est qu'une étiquette affublant un récipient vide, ou rempli de fragments issus de toutes les cultures. Si la Cabale est un mouvement intérieur à la tradition juive, dite "tradition rabbinique", ou si elle est une émergence d'origine étrangère apparue au sein du judaïsme vers le xiie siècle. [7] DU PRETENDU GNOSTICISME JUIF: LES ECRITS DE LA MERKABA Caractères généraux du gnosticisme et des écrits de la Merkaba Beaucoup de ceux qui s'intéressent aujourd'hui à la littérature des Hekhalot (fin de l'Antiquité) le doivent à l'oeuvre de Gershom Scholem. La multiplication des recherches en ce domaine est directement redevable de l'immense travail d'historien qu'il a accompli. Les critiques cependant n'ont pas manqué; depuis quelques années, les chercheurs anglo-saxons ou allemands n'ont pas hésité à remettre en cause les idées maîtresses auxquelles les recherches de Scholem semblaient aboutir(1), cependant que, de leur côté, les chercheurs français manifestent à l'égard de l'ensemble de son oeuvre une complaisance telle que seule la vénération semble, pour l'instant, admise. Il suffit de se reporter à leurs travaux les plus récents pour s'apercevoir que les thèses scholémiennes y sont accréditées sans discussion. Citons, pour l'exemple, les propos de G. Vajda, qui voit en Gershom Scholem un "maître incontesté, sinon par une bigoterie avec laquelle il est inutile de polémiquer" (Revue d'histoire religieuse, CXCII-1, juillet 1977). Scholem, il est vrai, ne pratiquait guère la critique interne, et encore moins la remise en cause des certitudes qu'il pensait acquises dès le début de ses recherches. Qui consulte, en effet, les principales oeuvres de Scholem(2) ne peut manquer d'être frappé par la constance avec laquelle certaines idées dominent tout l'ensemble, depuis ses premiers travaux jusqu'à ses recherches les plus récentes. L'existence d'un certain nombre de parallèles entre la Gnose et la littérature des Hekhalot avait déjà fait l'objet des remarques de chercheurs comme H. Graetz et M. Gaster au début du siècle. H. Odeberg, dans son édition du Sefer Hekhalot (3 Enoch) en 1928, avait plus particulièrement mis en relief certaines ressemblances terminologiques entre les textes juifs de la Merkaba et quelques écrits gnostiques. Aujourd'hui encore, nul ne songerait à nier l'existence de ces similitudes, qui sont parfois frappantes(3). Mais cela signifie-t-il, comme le prétend Scholem, que la littérature des Hekhalot est, purement et simplement, une "gnose juive" ? Cela reviendrait à élever un nombre limité de parallèles ponctuels au rang de système, et à penser l'ensemble de cette littérature à partir de quelques-uns de ces morceaux, uniquement parce qu'on peut trouver des échos de ces derniers dans des textes issus d'une autre tradition. Cette thèse a déjà fait l'objet de tant de critiques que nous aurions pu nous contenter de renvoyer le lecteur aux travaux déjà cités, si ceux-ci ne nous avaient pas paru trop ignorés en France. De plus, les affirmations de Scholem à ce sujet sont si catégoriques que l'on ne saurait se contenter de sous-entendus. Comment Scholem définit-il, en effet, la Gnose ? S'appuyant sur l'étymologie (gnôsis = savoir), il voit dans la Gnose un "savoir de caractère en même temps ésotérique et salvifique(4)". Définition extrêmement large, si large d'ailleurs [8] qu'elle peut aussi inclure Platon et une bonne partie de la philosophie. Malheureusement, même une définition aussi générale ne s'applique pas et ne convient pas à la littérature des Hekhalot. Comme le fait justement remarquer I. Gruenwald(5), les textes mystiques juifs ne comportent aucune visée de rédemption immédiate et sont étrangers à toute pensée du salut. De plus, alors que le gnosticisme trouve sa dynamique dans une échappée hors de la matière et du monde, la mystique juive du trône divin présuppose toujours le retour aux choses terrestres de celui qui s'est élevé à la contemplation des palais célestes. Cet obstacle n'arrête pas Scholem; appliquant aux textes hébraïques les thèmes et les figures propres à la littérature gnostique, il les arraisonne avec une terminologie et une problématique que des chercheurs avaient élaborées avant lui à propos du gnosticisme, sans prendre le temps d'interroger la pertinence d'une telle démarche. Le plus étrange est que Scholem fait tout pour donner à croire qu'il apporte du nouveau dans les études juives, alors que ses argumentations sont aussi manifestement empruntées. Au point que l'objet même de ses analyses et de ses réflexions fait figure, à son tour, de pièce rapportée: rien n'est plus radical que l'idée d'une "gnose juive" pour arracher aux textes hébraïques la singularité qui est la leur au sein de la littérature mystique de la fin de l'antiquité. C'est le cas, par exemple, lorsque G. Scholem analyse le Shiour Koma - Mesure du Corps (de la divinité), l'un des plus anciens textes de la littérature de la Merkaba selon lui - dont la partie la plus originale consiste dans la description des dimensions corporelles du Dieu de la vision d'Ézéchiel, de la tête aux pieds. A ce propos, Scholem rapporte la distinction gnostique, et antijuive ainsi qu'il le souligne, entre un Dieu inconnu et bon et un Dieu mauvais, créateur du monde et Dieu d'Israël. Puis il suggère que les descriptions du Shiour Koma visent le second Dieu, le démiurge, mais dans le cadre d'un dualisme plus tempéré, plus harmonieux, où le créateur du monde serait le reflet et l'apparence du Dieu inconnu (cf. Les Grands Courants de la mystique juive, p. 79). Scholem ne semble pas se rendre compte que l'idée d'un Dieu inconnu est doublement superflue: elle n'apparaît nulle part dans la littérature des Hekhalot ou de la Merkaba et, dans sa propre analyse, elle n'est qu'un redoublement inutile du démiurge. Le dualisme, même harmonisé, entre un Dieu-corps et un Dieu-esprit va absolument à l'encontre du langage même de ces textes, qui ne parlent jamais que d'un Dieu et qui confessent sans cesse son unité. Que penser, ensuite, des faux problèmes que Scholem pose au sujet de la mystique juive ? En se demandant si celle-ci est dualiste et hérétique, ne se trompe-t-il pas purement et simplement d'objet, en confondant les problèmes du judaïsme avec ceux du christianisme ? Relativement à quoi la littérature des Hekhalot serait-elle "hérétique" ? Ne trouve-t-on pas nombre de ses éléments dans le Talmud et le Midrach ? Quant au dualisme, si l'on entend par là l'affirmation de l'existence de deux pouvoirs distincts et concurrents, on est forcé de reconnaître qu'aucun texte n'affirme une chose pareille. Au contraire, ce genre de propos est nettement et explicitement rejeté en plusieurs occasions. Scholem s'emploie donc à montrer que la mystique juive - qui aurait, par nature, une tendance à l'hérésie - s'efforce malgré [9] tout de s'intégrer dans le cadre du "judaïsme traditionnel" - notion dont la signification est plus que flottante puisqu'elle est transposée de la terminologie du christianisme - puis à établir que la littérature des Hekhalot présente des affinités avec le dualisme, sans toutefois en être un. La parallélomanie S'entêtant toujours davantage dans la voie d'une gnose juive, Scholem se lance à la poursuite de parallèles entre la mystique juive et les textes gnostiques du début de notre ère. La méthode comparative, qu'il veut "scientifique", prend alors l'allure d'une obsession qui s'exerce dans toutes les directions sans qu'en apparaissent jamais les raisons ni les buts. Rien, il est vrai, ne disqualifie la méthode comparative en elle-même, et lorsqu'elle est correctement employée - ce que Scholem fait aussi - ses résultats sont tout à fait probants. Ainsi, comparer un écrit à un autre à l'intérieur d'un même corpus, ou bien un corpus à un autre à l'intérieur d'une même tradition permet, comme Scholem l'a prouvé dans maints de ses travaux, de situer des textes les uns par rapport aux autres, de retrouver les filiations et les écoles, d'établir une chronologie et enfin d'attribuer uploads/Litterature/ charles-mopsik-et-eric-smilevitch-observations-sur-l-x27-oeuvre-de-gershom-scholem 1 .pdf
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- Publié le Sep 10, 2022
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