LA VIE DANS LA PIERRE Juan Rigoli Armand Colin | « Littérature » 2013/2 n°170 |

LA VIE DANS LA PIERRE Juan Rigoli Armand Colin | « Littérature » 2013/2 n°170 | pages 96 à 112 ISSN 0047-4800 ISBN 9782200928551 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litterature-2013-2-page-96.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ce sont les extrémités du trajet, et les multiples analogies qu’il se plaît à tisser pour les relier l’une à l’autre, qui intéressent sa rêverie, au détriment des processus et transformations. Son continuisme, coutumier du saut, est résolument discret dans sa démarche : l’« affirmation d’une continuité sans fissure entre les différents règnes » lui apparaît sans doute d’autant plus efficace qu’elle procède de l’union du plus distant en apparence et pourtant identique : Eadem in diversis : modèles, simulacres, intentions, ambitions ou ce qui les annonce, sont les mêmes de la pierre jusqu’à la pensée agile, impalpable, instantanée, et pourtant, à l’occasion, plus dure et plus durable par sa rigueur, que la pierre que l’érosion effrite, que l’acide attaque, qu’un heurt ou justement un son peuvent réduire en poudre. Un argument correct est plus difficile à ébranler qu’un roc2. Le secours de l’analogie est ici évidemment décisif. Il lisse la réflexion, en assure la jointure et sature un discours qui y puise l’essentiel de sa légitimité. Étapes et transitions font défaut, mais le lien métaphorique est garant, parce qu’il le rejoue dans le texte ou qu’il en tient tout simplement lieu, du grand lien universel postulé par Caillois. Ce travail de liaison se fait dans les deux sens, quoique l’un d’eux semble privilégié. Créditée d’« intentions » et d’« ambitions », ou de « ce qui les annonce », la pierre devient la dépositaire avant terme d’une « pensée » qui sera comme son écho vivant. Mais c’est surtout l’épanchement métaphorique du minéral qui permet d’unifier la trame du monde : la « pensée agile » se leste et se durcit dans la « rigueur » d’un « argument correct », moins exposé que la pierre à subir les outrages de l’« érosion », de l’« acide » et du « heurt ». La traversée des règnes consiste de fait à étendre aussi loin que possible les propriétés de la pierre, dont l’ultime transposition crédite les opérations de l’esprit d’une résistance à toute épreuve, censée réflexivement s’appliquer aux arguments de Caillois, qui aspirent eux-mêmes à la solidité du « roc ». 1. Roger Caillois, Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975, p. 152. 2. Roger Caillois, Le Champ des signes. Récurrences dérobées : aperçu sur la continuité et l’unité du monde physique intellectuel et imaginaire ou premiers éléments d’une poétique généralisée, Paris, Hermann, 1978, respectivement p. 74 et 78. 96 LITTÉRATURE N° 170 – JUIN 2013 rticle on line rticle on line Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:35 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:35 - © Armand Colin LA VIE DANS LA PIERRE Il en va de même dans les rares occasions où Caillois s’aventure sur le terrain de la biologie, sans jamais le faire sien, ni abandonner celui de la minéralogie : On se souvient que dans l’appareil cérébro-spinal de l’homme, trois sédiments sont superposés. Le premier commande les rythmes du cœur, de la respira- tion, du sommeil, l’équilibre, qui permet la station debout, le métabolisme, la régulation de la température interne, sans doute les phénomènes de ver- tige et d’hypnose. J’ajouterais volontiers que c’est là que réside également la sensibilité aux influences magnétiques et aux vibrations : celles qui agissent déjà dans les silex de Tonnerre. Au cerveau intermédiaire, sont conférés de la même manière la polarité et les pulsions sexuelles, le sens du territoire (et, par conséquent, de la propriété), les émotions qui échappent à la réflexion et à la volonté, telles que sont la peur, la colère, l’agressivité, l’imitation contagieuse. La dernière strate est celle qui apporte la mémoire, la pensée, l’imagination, en général, les fonctions dites symboliques. On aperçoit ainsi comment les diverses susceptibilités de la matière inerte continuent de sub- sister chez l’homme, tout en se trouvant altérées et mitigées à l’extrême. De cette répartition de la nervosité, entendue au sens le plus large, je laisse la responsabilité, il va de soi, aux biologistes qui ont cru pouvoir l’établir3. L’organisation fonctionnelle du cerveau – conçue par la neuroanatomie en trois niveaux de développement évolutif : cerveau instinctif et réflexe ; cerveau impulsif et automatique ; cerveau conscient, puis rationnel chez l’homme – se minéralise : Caillois y reconnaît « trois sédiments [...] super- posés », en une métaphore qui n’en est pas une pour qui perçoit en l’humain un autre état – simplement ultérieur – de la pierre. C’est bien pourquoi Caillois complète la liste des fonctions associées à la « strate » la plus pri- mitive en y adjoignant « la sensibilité aux influences magnétiques et aux vibrations : celles qui agissent déjà dans les silex de Tonnerre ». La pre- mière des fonctions de « l’appareil cérébro-spinal », la pierre l’exerçait donc « déjà » ; et la « nervosité, entendue au sens le plus large », se révèle d’origine minérale. Laisser la « responsabilité » de cette « répartition » en strates aux « biologistes qui ont cru pouvoir l’établir », c’est en fait en assu- mer implicitement une autre, dans l’affirmation, toute spéculative, d’une continuité sans défaut entre les « susceptibilités » de la « matière inerte » et de « l’homme », quoiqu’elles soient chez ce dernier « altérées et mitigées à l’extrême ». C’est dire si les pierres offrent à Caillois le « modèle » dont les manifestations tardives chez l’homme ne présentent de différences qu’en vertu d’une altération ; « les pierres qui sont un monde à elles seules ; peut-être qui sont le monde, dont tout le reste, l’homme le premier, sommes 3. Ibid., p. 74. Le paradigme biologique intervient essentiellement chez Caillois, et très tôt, pour établir « le conditionnement de la représentation psychique humaine par la réalité naturelle » (Guillaume Bridet, Littérature et sciences humaines : autour de Roger Caillois, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 131 et passim). 97 LITTÉRATURE N° 170 – JUIN 2013 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:35 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:35 - © Armand Colin ROGER CAILLOIS excroissances sans durée4 ». Revenir à la pierre, comme le fait la minéralogie poétique de Caillois, cela équivaut donc à retrouver la clarté et la rectitude d’un sens dont l’homme porte également en lui le signe, mais brouillé. Le terme pivot qui permet cette remontée est d’ailleurs opportunément choisi par celui qui « manie chaque mot avec un soin philatélique5 » : la susceptibilité appartient d’abord au vocabulaire de la physiologie, où il désigne la sensibilité à l’excitation, la faculté des organes à recevoir les impressions nécessaires à l’exécution de leur fonction, la susceptibilité nerveuse étant l’état qui rend excessivement sensible aux impressions ; susceptibilité devient ensuite, d’après le sens acquis par susceptible, le caractère qui détermine un excès d’amour-propre ; enfin, le mot s’introduit dans le vocabulaire de la physique, où il définit la propriété que possède un corps de s’aimanter lorsqu’il est soumis à un champ magnétique. Heureuse dérive lexicale, qui apporte son soutien à un élan métaphorique. Sous le signe de « Platon et Mendeleïev6 », Caillois traverse ainsi les systèmes, de l’inerte au vivant, de la matière à la pensée et à l’imagination, pratiquant un continuisme paradoxal, fondé sur une récurrence de disconti- nuités, qualifiée de « trafic entre les différents règnes7 », d’un mot qui dit autant le commerce et l’échange, clandestins ou licites, que la manipula- tion mystérieuse. Les convictions qui soutiennent cette traversée sont bien connues : l’univers est « issu de structures primaires discontinues uploads/Litterature/ caillois-rigoli-x27-caillois-la-vie-dans-pierre-x27.pdf

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