« N’oubliez pas que vous êtes un amalgame nocturne de cavernes, de forêts, de m
« N’oubliez pas que vous êtes un amalgame nocturne de cavernes, de forêts, de marécages, de fleuves rouges, amalgame peuplé par des bêtes gigantesques et fabuleuses qui s’entre-dévorent. » Jean Cocteau Les différentes pratiques intellectuelles ont une histoire à la fois distincte et commune : elles sont en rivalité les unes avec les autres et ces rivalités entraînent redécoupages locaux, réorganisations plus globales, naissances, relégations ou même disparitions. La religion, la philosophie, la littérature, la science, le droit, le journalisme ne cessent de se frotter les uns aux autres ; et chacune de ces pratiques est elle-même divisée en institutions (écoles, groupes, revues, etc.) qui entrent en concurrence pour tenter de s’imposer au sommet de la légitimité intellectuelle. Paul Bénichou a ainsi décrit dans une suite de trois ouvrages l’évolution qui, de 1750 à la seconde moitié du XIXe siècle, enregistre « la promotion de la littérature au rang de pouvoir spirituel des temps modernes » et l’« autoconsécration » de « la corporation spirituelle » [1] des écrivains en lieu et place d’une Église catholique de plus en plus affaiblie et dont la sphère d’influence propre tend à se réduire. On pourrait montrer de la même manière que les décennies 1960 et 1970 constituent un âge d’or des sciences humaines en France. Dans la foulée de la linguistique structurale, anthropologues, psychanalystes, sociologues ou historiens entendent alors prendre le pas sur la philosophie mais aussi se substituer à la littérature et s’imposer comme le discours dominant : le plus apte à dire le monde, le plus apte aussi à définir la place (nécessairement secondaire) qu’il convient d’accorder aux autres discours. La légitimation de cette ambition hégémonique est préparée par toute une série d’évolutions d’ordres divers : la formation et l’autonomisation croissante des sciences humaines à partir de la seconde moitié du XIXe siècle ; le renforcement des sciences de la nature dans l’enseignement puis l’institutionnalisation progressive de leur supériorité sur les études littéraires tout au long du XXe siècle ; l’usage de la science par les romanciers naturalistes dans la seconde moitié du XIXe siècle puis au sein du groupe surréaliste pendant l’Entre- deux-guerres ; à partir des années 1960, l’expansion de l’Université et du CNRS et le passage de l’autorité intellectuelle des grands écrivains (comme Sartre) à des experts plus anonymes ou à des intellectuels spécifiques (comme Foucault) ; etc. Tous ces phénomènes signalent et renforcent en même temps le prestige croissant des sciences dans leur ensemble aux dépens des autres discours, en particulier de la philosophie et de la littérature considérées peu à peu de manière rétrospective – c’est par exemple ce qu’on peut lire dans Les Conditions de l’esprit scientifique de Jean Fourastié en 1966 – comme les démarches d’une humanité dans l’enfance (de la subjectivité) enfin parvenue à l’âge adulte (de l’objectivation scientifique). Dans les conflits que se livrent les discours pour la délimitation d’un périmètre de compétence légitime le plus large possible, une partie décisive du combat se joue aux frontières, ou plutôt, dans l’établissement (plus ou moins forcé) des frontières : dans la capacité qu’acquiert un discours donné à prendre en charge les discours concurrents pour indiquer leurs limites et a contrario établir sa différence et assurer sa suprématie. Concernant les relations que les sciences humaines ont entretenues et entretiennent encore à la fois avec la littérature et avec les études littéraires, les malentendus sont nombreux, qui reposent essentiellement sur la manière dont les sciences humaines entendent établir des lois à la fois générales, cachées et déterministes valables pour la créativité (processus) et la création (l’œuvre) littéraires [2], alors que les études littéraires exaltent au contraire traditionnellement leur singularité, leur lucidité et leur liberté. Il est possible toutefois que la littérature comme événement, nouveauté, surgissement, ne se laisse si facilement saisir ni par les unes ni par les autres. 1965-1966 : LES ENJEUX DE LA CONTROVERSE ENTRE PICARD ET BARTHES Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et dans les trois décennies qui suivent, la littérature française est encore dotée d’un immense prestige, et elle constitue de fait un objet majeur pour des sciences humaines bientôt en plein développement. Lucien Febvre et Henri-Jean Martin l’abordent ainsi par le biais de l’histoire, Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson par celui de la linguistique, Lucien Goldmann et Pierre Barbéris mobilisent la sociologie, Charles Mauron et Julia Kristeva font appel à la psychanalyse. Les travaux se multiplient, dont nous n’avons donné qu’un petit aperçu avec ces quelques noms. D’autres chercheurs continuent toutefois d’affirmer envers et contre tout la double irréductibilité de la littérature et des modes d’approche considérés comme spécifiques aux études littéraires. Ces prises de position très contrastées donnent lieu à des controverses, dont la plus célèbre est celle que déclenche la parution de Sur Racine (1963) puis des Essais critiques (1964) de Barthes. L’approche nourrie de psychanalyse, mais aussi de sociologie et de linguistique, mise en œuvre par ce dernier suscite la réaction virulente de Raymond Picard qui, dans Nouvelle critique ou nouvelle Accueil> LHT> Le partage des disciplines > Dossier | mai 2011 | LHT n°8 LE PARTAGE DES DISCIPLINES GUILLAUME BRIDET CE QUE LES SCIENCES HUMAINES FONT AUX ÉTUDES LITTÉRAIRES (ET CE QUE LA LITTÉRATURE FAIT AUX SCIENCES HUMAINES) Ce que les sciences humaines font aux études littéraires (et ce que la litt... http://www.fabula.org/lht/8/bridet.html 1 de 21 09/02/2016 01:26 p.m. imposture (1965), entend dénoncer à travers lui les approximations et les erreurs d’une nouvelle génération de critiques manquant aux exigences de l’étude des textes littéraires. Par-delà le débat orchestré dans la première partie de l’essai polémique entre le subjectivisme critique prêté à Barthes et l’objectivation philologique revendiquée par Picard, débat qui polarise alors l’attention, en particulier après la réponse de Barthes dans Critique et vérité (1966), la critique centrale adressée par le professeur de la Sorbonne vise l’emploi des sciences humaines (et, secondairement, de la philosophie) dans l’étude de la littérature. Ce que reproche en effet Picard au nouveaux critiques – et qui vaut en fait moins pour Barthes que pour Mauron, Weber ou Goldmann [3] –, c’est, à partir de l’exemple emblématique de la psychanalyse, de considérer le texte littéraire comme la simple trace d’une autre réalité (psychologique, sociale, historique, on pourrait ajouter, linguistique) que le critique se fait fort de débusquer. Le résultat est dès lors « une dissolution de l’œuvre littéraire comme telle » ou encore « une entreprise de destruction de la littérature comme réalité originale » [4]. L’œuvre littéraire devient une collection de signes dont la signification est ailleurs, dans un ailleurs psychanalytique (fixé par avance dans l’enfance de l’écrivain), ou dans l’ailleurs pseudo-marxiste d’une structure économico-politique, […] etc. […] Ainsi, pénétrée, peuplée, hantée par des mondes qu’elle semble ignorer, et d’autre part prolongée, expliquée, justifiée au-delà d’elle-même, l’œuvre n’est plus dans l’œuvre. Extérieure à soi, elle consiste dans des relations qui la dépassent. Multiplicité de signes dont il faut chercher le sens dans une vérité qui n’est pas d’ordre littéraire, elle est seconde par rapport à la réalité psychique, sociologique ou philosophique qui la conditionne et l’éclaire [5]. Cette manière de procéder s’oppose apparemment à celle des études littéraires dont le but, selon Picard, est de saisir « la spécificité de la littérature [6] », spécificité que, comme le remarque justement Barthes, son contradicteur est bien en mal de définir [7], mais qui n’en indique pas moins avec justesse la résistance de l’objet à la science qui entend l’appréhender. La caractéristique majeure des sciences humaines est en effet de conduire à une désingularisation de l’œuvre littéraire (ou de l’œuvre d’art en général) qui n’est pas saisie comme événement (unique), mais qui renvoie d’une manière ou d’une autre à un déjà-là (commun) qui a à voir avec la société dans laquelle vit l’auteur, la classe sociale à laquelle il appartient, les fantasmes qui sont les siens, mais aussi, pourrait-on ajouter, avec une époque donnée, l’état de la langue dans laquelle il écrit, le milieu littéraire ou intellectuel dans lequel il développe ses ouvrages, etc. L’œuvre se trouve ainsi renvoyée – et réduite – à ce qu’elle n’est pas en propre et qu’elle crée mais à ce qui lui préexiste et qu’elle exprime plus ou moins consciemment. Car le propre des sciences humaines, c’est de reconduire le phénomène qu’elles observent à une loi de production qui est en fait une loi de reproduction, et le propre de ce type de loi est de nier la nouveauté et jusqu’à la singularité de son objet et de sa formation en inscrivant l’œuvre dans un enchaînement de causes dont le domaine d’application et la conséquence ne sont pas propres à la création littéraire mais concernent de bien plus grands ensembles (la société, l’homme, l’histoire, la langue). Dans un tel cadre d’analyse, qui réduit la littérature au statut de document, l’écrivain est en outre perçu comme un individu soumis à des lois qui le dépassent et le chercheur devient le seul réellement à même d’accéder à une intelligibilité de sa créativité et des créations qu’elle engendre. Opposition radicale des études littéraires et de l’approche uploads/Litterature/ bridet.pdf
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- Publié le Mar 09, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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