Romantisme Du mufle et de l'algolisme chez Jarry Henri Béhar Citer ce document

Romantisme Du mufle et de l'algolisme chez Jarry Henri Béhar Citer ce document / Cite this document : Béhar Henri. Du mufle et de l'algolisme chez Jarry. In: Romantisme, 1977, n°17-18. Le bourgeois. pp. 185-201; doi : https://doi.org/10.3406/roman.1977.5135 https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1977_num_7_17_5135 Fichier pdf généré le 01/04/2018 Henri BÉHAR Du mufle et de l'algolisme chez Jarry. "Voyez, voyez la machin' tourner, Voyez, voyez la cervell' sauter, Voyez, voyez les rentiers trembler ; (Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le père Ubu i" i A qui aura entendu ce refrain de la Chanson du Décervelage, sur l'air de La Valse des pruneaux ou bien sur la musique de Claude Terrasse, il ne fait aucun doute que cette immortelle scie, importée du Lycée de Rennes par Jarry et reprise en chœur par les "compagnons" du Mercure de France, annonçait, dans la bouche de ses très jeunes auteurs, le grand Soir, ou plutôt un de ces jours de liesse populaire où enfin le bourgeois improductif offrirait, à son corps défendant, un spectacle gratuit non moins qu'exemplaire au populaire ravi ! Or, toutes les versions connues 2 de cette tragique rengaine impliquent que le sujet de l'énoncé, un ouvrier ébéniste, devient lui-même objet du spectacle et termine ses jours "Dans l'grand trou noir d'ous qu'on n'revient jamais". Il semble donc que loin de communiquer le rire vengeur de l'enfance, ou encore de se proposer comme hymne à l'anarchie agissante en cette fin de siècle, cette chanson ne soit qu'une complainte moralisatrice, mettant le public en garde contre les dangers qu'il y aurait à vouloir prendre une part trop active au spectacle : "On part vivant et l'on revient tudé". Mais toute interprétation sombre dans la dérision quand on assigne un lieu — les lieux — à l'obscure cavité où s'abîme notre homme ! Il y a là une cristallisation de sens sur un seul terme, pris à la fois et simultanément dans la triple acception de fosse d'aisance, d'oubliette et de tombe, qui paralyse l'entendement. Le même phénomène s'opère, en diachronie, sur la machine à décerve- ler, d'abord cuiller de légiste dans la geste hébertique, puis machine industrielle dans notre texte, avant de s'identifier à une presse d'imprimerie dans l'acte terrestre de César- Antéchrist : "La mâchoire du crâne sans cervelle digère la cervelle étrangère Le dimanche sur un tertre au son des fifres et tambourins Ou les jours extraordinaires dans les sous-sols des palais sans fins Dépliant et expliquant, décerveleur 186 Henri Béřiar Rapide il imprime, il imprime, l'imprimeur" (PL, p. 304), enfin exaltée comme machine exterminatrice, futuriste, supérieure à la guillotine, la potence et la tombe, dans l'article "Visions actuelles et futures" (PL, p. 337-38) qui annonce les exactions auxquelles se livrera le Maître des Phynances, Ubu, roi ou enchainé. Devant ce surcroît de significations, qu'il est impossible d'unifier, mais qui n'est pas pour autant une absence de sens, le lecteur scotomise et ne retient qu'une seule donnée, celle qui cadre le mieux avec l'opinion qu'a priori il se fait de l'œuvre en question ou de son auteur. Le cas est des plus flagrants, pour prendre un exemple actuel, avec les pièces de S. Beckett, facilité par le fait que le dramaturge s'est gardé d'intervenir dans le débat3. Nous voudrions tenter d'expliquer ici pourquoi Alfred Jarry semble avoir pris le bourgeois comme cible permanente dans toute son œuvre — et de quelle manière — alors qu'en fait ses spéculations le portaient bien au-delà. En d'autres termes, il nous faut comprendre pourquoi un jury d'agrégation a pu classer Ubu Roi sous la rubrique de "la farce politique", ce qui est un contresens manifeste aux yeux de ceux qui savent que Jarry s'est situé d'emblée sur l'étoile Algol dès sa première publication (PL, p. 212), pour contempler, d'un regard quasi indifférent, les choses de son temps. A première vue, la création majeure de Jarry, à laquelle il a insufflé vie comme au Golem le Maharal de Prague, le Père Ubu, pour tout dire, incarne le Bourgeois par excellence, ou mieux, le Mufle, comme disaient les Symbolistes, avec le mépris qui convenait pour tout ce qui reste entaché d'appétits matériels. L'histoire de ce mot serait plaisante à retracer, passant métaphoriquement de l'animal à l'homme, puis se spécialisant, désignant d'abord le visage — et les représentations graphiques d'Ubu, de la main de Jarry, insistent sur cet aspect bestial — puis s'étendant à tout l'individu. Si tous les dictionnaires de langue précisent que le terme s'applique à l'homme mal élevé, grossier et brutal, aucun, pas même le plus récent, ne spécifie l'application qui en a été faite à la seule classe bourgeoise, à la fin du XIXme siècle. Ubu est l'archétype du Mufle, souvent comparé à Homais, à M. Prud'homme, les dépassant de l'hénaurmité de sa gidouille. Il se définit par l'extrême simplicité de ses ambitions, qui n'ont d'autre but que la satisfaction de son appétit. Ayant admis l'idée qu'en détrônant le Roi il pourra se faire construire une grande capeline, rouler carrosse, manger souvent de l'andouille et augmenter indéfiniment ses richesses, il ne connaîtra aucun obstacle, refusant tout conseil de modération. Avare, glouton, âpre au gain, c'est un ventre, une outre, un avaleur de monde, engloutissant tout ce qui s'offre à sa portée, nourriture ou trésors — et la merdre n'est bien évidemment, selon un symbolisme classiquement freudien, qu'un équivalent de l'or dont il entend remplir ses caisses — . Ses relations avec ses semblables se résument à un seul mot d'ordre : les dépouiller tous et puis s'en aller. Ainsi d'amendes en impôts et saisies, tous les biens de son peuple rejoindront sa "poche", immense sac qu'il traîne après lui, objet inquiétant et mystérieux pour Du mufle et de l'algolisme chez Jarry 187 toutes ses victimes, comme l'est le voiturin à phynances au moyen duquel il prélève sa fortune. Quant à ses actes de générosité, il faut bien voir qu'il ne s'y résoud que par intérêt, dans la perspective de récupérer ce qu'il aura donné par le prélèvement fiscal à la source. Du Mufle encore, il a la bêtise et la méchanceté. Pas une de ses répliques qui ne soit une triste imbécillité, comme l'explique fort bien Jarry : [...] "Ubu ne devait pas dire "des mots d'esprit", comme divers ubucules en réclamaient, mais des phrases stupides, avec toute l'autorité du Mufle" (PI., p. 416). L'aphorisme final les résumera toutes : "S'il n'y avait pas de Pologne, il n'y aurait pas de Polonais !", bien digne de passer à la postérité comme "ce sabre est le plus beau jour de ma vie" ou le "que d'eau ! que d'eau !" de deux illustres figures de l'esprit bourgeois. Nul n'oublie le compliment du Père Ubu à son épouse : "Vous êtes bien laide ce soir, Mère Ubu, est-ce parce que nous avons du monde ?". Quant à la brutalité d'Ubu, elle est sans nuance et ne supporte aucune observation. "De tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous le poids de nos phynances", se plaît-il à déclarer après avoir exterminé la famille royale, éliminé tous les opposants à son régime et répandu l'incendie, la misère, la désolation dans les campagnes. Ionesco admirera tellement la perfection dramatique de cette méchanceté poussée à l'extrême : "Ubu Roi est une œuvre sensationnelle où l'on ne parle pas de tyrannie, où l'on montre la tyrannie sous la forme de ce bonhomme odieux, archétype de la goinfrerie matérielle, politique, morale qui est le père Ubu" 4 qu'il finira par s'en délivrer, plus ou moins consciemment dans son Macbett, dont la structure dramaturgique met en œuvre ce mécanisme qui fait que toute parcelle d'autorité détenue sur le prochain entraîne une volonté de puissance exponentielle. L'empire du Mufle ne connaît qu'une limite : sa propre couardise. Ubu est doté d'une peur si constante et affirmée qu'elle en devient presque une valeur positive, atteignant même une certaine grandeur dans l'éloquence exclamative. Mais il ne tarde pas à revenir à ses origines animales, avouant, sans aucune pudeur : "Oui, je n'ai plus peur, mais j'ai encore la fuite", une fuite dans laquelle il trouvera son salut, si l'on nous passe ce calembour scatalogique, et qui lui permettra, où qu'il se trouve, de persister dans son être. On a brossé, à très gros traits, le portait du Mufle tel qu'il se dégage à la lecture d'Ubu Roi et tel que l'ont vu, incarné par Firmin Gémier, les spectateurs de la première représentation, en 1896. Celui-ci, "coiffé d'un masque au crâne périforme [sic], au nez saillant, aux rudes moustaches", selon le journaliste Robert Vallier, avait composé le personnage sur les indications de Jarry et la critique unanime, quelle que fût son appréciation sur la pièce, a bien compris qu'il incarnait le Mufle. Mais auparavant, dès la publication du texte, des lecteurs proches de Jarry, avaient pensé de même, ainsi Verhaeren : "Le Roi Ubu, le Père Ubu, qui jure à tout propos "par sa chandelle verte", réalise un bel ensemble des défauts hideux qui font les qualités de quelques beaux politiques, souverains ou grands financiers uploads/Litterature/ behar-henri-du-mufle-et-de-l-x27-algolisme-chez-jarry.pdf

  • 32
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager