Axel Honneth Ce que social veut dire I. Le déchirement du social Traduit de l’a

Axel Honneth Ce que social veut dire I. Le déchirement du social Traduit de l’allemand par Pierre Rusch Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre Gallimard Introduction à l’édition française CE QUE SOCIAL VEUT DIRE Parvenu à un stade avancé de son évolution intellectuelle, tout auteur connaît inévitablement un moment où il commence à s’interroger sur les voies par lesquelles il a dégagé le noyau théorique de ses conceptions. Il est vrai que, dans un tel retour individuel sur son propre parcours, il se trouve constamment exposé au risque d’autostylisation et d’auto-aveuglement, car il lui manque la perspective complémentaire d’un interlocuteur susceptible de lui signaler telle ou telle influence oubliée ou indésirée, et de combattre généralement sa tendance à introduire dans son développement une continuité fictive. Il n’est pas non plus exclu qu’en l’absence d’une telle instance correctrice, notre amour propre n’ait trop beau jeu à nous faire prendre une idée empruntée pour une découverte personnelle. Si, malgré ces réserves, j’essaie dans les pages suivantes de faire le point sur mon évolution théorique durant ces deux dernières décennies, c’est d’abord parce que mon éditeur et ami français, Éric Vigne, m’a prié de donner aux lecteurs de ces deux volumes une vision d’ensemble des problématiques qui y sont traitées. À une telle forme de justification publique de mon évolution intellectuelle, j’associe cependant aussi l’espoir que la rencontre anticipée avec un public critique m’obligera secrètement à tout faire pour éviter les illusions dont il était question plus haut. Quelle qu’en soit l’issue, je suis d’ores et déjà doublement redevable à Éric Vigne : d’une part, pour avoir pris le risque de publier dans sa prestigieuse collection deux volumes composés d’articles dispersés, d’autre part pour m’avoir par ses amicales instances convaincu de rédiger cette introduction dans laquelle j’entreprends, sous l’œil vigilant d’un public de lecteurs, de me rendre compte à moi-même de mon évolution intellectuelle. Les articles rassemblés dans ces deux volumes proviennent pour la plupart de l’époque qui suivit la publication de mon livre La Lutte pour la reconnaissance 1, ils illustrent donc le chemin théorique que j’ai parcouru au cours des vingt dernières années pour corriger, approfondir, élargir mon approche initiale. Alors que le premier volume (Le Déchirement du social) ne rassemble que des contributions dans lesquelles j’essaie, à travers la confrontation avec des auteurs classiques ou contemporains, de clarifier mes idées sur les caractères constitutifs de la « lutte » sociale pour la « reconnaissance », le second (Les Pathologies de la raison) contient pour l’essentiel des articles qui visent à appliquer la théorie de la reconnaissance au vaste domaine du diagnostic des injustices et des pathologies sociales. Bien que ces deux aspects de mon évolution théorique ne se soient certainement pas développés indépendamment l’un de l’autre, qu’ils se soient au contraire toujours chevauchés et mutuellement fécondés, je les évoquerai ici séparément. Cela ne manquera pas de donner l’impression que mes confrontations critiques avec d’autres approches manquent de points d’appui systématiques, et qu’inversement je m’efforce d’approfondir ma réflexion théorique sans me référer aux sources philosophiques, mais j’espère que cet inconvénient sera compensé par l’avantage d’une meilleure lisibilité d’ensemble. Ma présentation devrait en outre permettre de montrer comment les deux visées se rejoignent régulièrement, et se nourrissent l’une l’autre à certains de ces points d’intersection. LE DÉCHIREMENT DU SOCIAL En m’appuyant sur les textes de jeunesse de Hegel, j’étais arrivé dans La Lutte pour la reconnaissance à la conclusion que les théories sociales dominantes commettaient une grave erreur en ne distinguant pas dans le social la lutte permanente des membres de la société pour gagner le respect et l’estime de leurs partenaires. En dehors des approches qui d’emblée portaient exclusivement leur attention sur les processus d’intégration réussis, il existait certes une série de théories dites « du conflit », qui cependant réduisaient celui-ci à une confrontation dans laquelle chacun cherche à faire triompher ses intérêts ou ses avantages statutaires propres, et restaient insensibles à la dimension morale d’un effort visant aussi à valoir aux yeux des autres membres de la société. Dès mes travaux préparatoires sur Hegel, toutefois, la simple opposition entre un modèle du conflit social fondé sur l’intérêt et un modèle fondé sur la reconnaissance ne me semblait pas non plus décrire adéquatement tout le champ des options possibles 2. Mon intérêt de longue date pour l’ontologie sociale de Sartre m’avait en effet confronté à un type singulier de théorie 3, qui certes admet comme une pure donnée phénoménologique la dépendance fondamentale de l’individu relativement à la reconnaissance intersubjective, mais loin d’y voir l’ébauche d’une possible intégration communautaire, en fait au contraire le point de départ d’une aliénation ou d’une réification irrémédiable — des traces de cette conception négativiste de la reconnaissance se retrouvent dans le concept ambivalent de « subjectivation », tel que l’emploient par exemple la psychanalyse lacanienne ou le marxisme d’Althusser 4. À partir de cette branche particulière de la théorie de la reconnaissance, qui m’a vivement occupé depuis et dont je m’explique désormais les conclusions négativistes par l’héritage ambigu de l’« amour propre 5 » rousseauiste, je suis bientôt arrivé à distinguer trois variantes dans l’explication de l’origine des conflits et des luttes sociales : il y a d’une part toutes les approches qui n’acceptent pour mobile de telles confrontations que les « intérêts » au sens de la recherche individuelle ou collective d’une maximisation calculable des gains, d’autre part les théories qui rapportent ces conflits à la dépendance (épistémique ou normative) des sujets relativement à la reconnaissance sociale. Cette deuxième catégorie peut à son tour être subdivisée en deux groupes, dont le premier voit dans la lutte pour la reconnaissance la force motrice d’un élargissement progressif de la communauté, tandis que le second considère au contraire cette recherche de reconnaissance comme la source d’un assujettissement irrémédiable à autrui. Beaucoup des articles rassemblés dans le présent volume constituent des tentatives pour examiner d’une manière approfondie ces deux variantes d’un modèle du conflit social fondé sur la reconnaissance 6, et pour analyser leur relation réciproque. Elles partent l’une et l’autre de la prémisse selon laquelle le sujet, pour accéder à la conscience de soi ou jouer un rôle dans la société, a besoin d’une reconnaissance qui peut être comprise comme le jugement généralisé des autres membres sur la pertinence de ses accomplissements cognitifs ou pratiques : parce qu’il règne nécessairement dans toute société une incertitude ou un désaccord sur les critères qu’il convient de mobiliser dans ces jugements eux- mêmes ou dans leur application à des situations concrètes, la recherche de reconnaissance comporte nécessairement une part de conflit, qu’à la suite de Hegel j’appelle la « lutte pour la reconnaissance ». Les deux variantes s’accordent donc encore pour affirmer la réalité d’un tel conflit, fondamentalement insoluble, entre les membres de la société pris individuellement ou en groupes ; à la différence des approches plus utilitaristes, qui ramènent le conflit à des intérêts inconciliables entre les individus ou les groupes, elles expliquent la lutte par les efforts (individuels ou collectifs) pour influencer ou modifier les critères de l’estime sociale de telle manière que les actions de chaque partie apparaissent à leur lumière comme dignes de reconnaissance. Tous les autres aspects de ce second modèle dépendent de la manière dont on comprend précisément ces efforts intersubjectifs, et dont on apprécie leur capacité à être provisoirement satisfaits au sein de la société ; c’est ici, sur ces questions, que se séparent les deux sous-groupes que, par commodité, je désignerai ici comme les variantes « allemande » et « française » d’une théorie de la reconnaissance. Ce qui a été dit jusqu’à présent montre en tout cas que la branche « allemande » de cet intersubjectivisme philosophique trouve en Hegel son père fondateur — auquel Fichte, il est vrai, avait ouvert la voie avec son concept de l’« appel réciproque ». Les quatre premiers chapitres de ce volume ont pour fonction d’explorer le terrain ainsi délimité : en reconstruisant les différents stades de l’argumentation, ils visent à mettre en lumière la nature, l’étendue et les chances de réussite de la quête de reconnaissance postulée par cette approche. En revanche, la branche « française » de cette conception du conflit social prend sa source intellectuelle chez Rousseau, qui toute sa vie a envisagé la dépendance intersubjective (l’« amour propre ») comme un phénomène hautement ambivalent, dans la mesure où l’estime reçue, qui est censée nous rendre capables d’agir en tant qu’individus, nous expose aussi à être mal jugés par autrui 7. Les cinq premiers articles de la seconde partie (« Confrontations contemporaines ») traitent des conséquences qui découlent de cette position pour la description des conflits sociaux. On peut donc se représenter idéalement la relation entre les deux parties de l’ouvrage comme un va-et-vient permanent entre un modèle positif et un modèle plutôt sceptique de la reconnaissance, à travers lequel il s’agit de montrer laquelle de ces deux branches est la plus à même de déterminer de manière convaincante le contenu moral et la dynamique sociale de la uploads/Litterature/ axel-honneth-ce-que-social-veut-dire-editions-gallimard-2013.pdf

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