Aux sources de la poétique de Théophile Gautier: la préface d’“Albertus” Abstra
Aux sources de la poétique de Théophile Gautier: la préface d’“Albertus” Abstract Théophile Gautier is known to be the founder of the “art for art’s sake” literary theory which is mainly outlined, according to the critics, in the preface of the novel Mademoiselle de Maupin (1835). Actually the first statements on the autonomy of art and supremacy of beauty can be traced back to the preface of the collection of poems entitled Albertus (1832). First of all, this paper aims to analyse the above-mentioned text in order to both show the originality and independence of the poet early in his career, within a context dominated by Hugo’s poetics, and to highlight the elements of its new aesthetic feeling; secondly, to relate this aesthetic to the further developments of Gautier’s poetics, highly heterogeneous though sharing a specific attitude towards art and artistic creation, and in which the consolation that comes from art has a crucial role. This perspective, I will argue, may provide a more authentic interpretation of Gautier’s poetry, so to move past the preconceptions about his works. Au cours de la première moitié du xix e siècle, la préface, ce paratexte liminaire d’une œuvre, devient le lieu privilégié d’un «combat» à la fois littéraire, poétique, esthétique, mais aussi éthique et politique, souvent mené par de jeunes écrivains par- tagés entre la nécessité d’une confrontation avec la tradition et la volonté de dépas- sement de cette même tradition1. Par ailleurs, l’époque romantique, avec sa charge d’innovation littéraire et de réflexion critique, associée souvent à de fortes person- nalités, est parcourue par une série de combats, plus ou moins célèbres, conduits à «coups» de préfaces qui visent à établir, ou à rétablir, une sensibilité esthétique et une pratique poétique. À ce propos, même s’il est sans doute difficile de définir le degré de volonté et de conscience de l’auteur par rapport à la formulation de l’instance préfacielle2, et d’en dégager un principe solide de cohérence programmatique par rapport à l’œuvre qui va suivre, la préface auctoriale originale, qui a pour «fonction cardinale d’assurer au texte une bonne lecture»3, témoigne des idées de l’auteur sur son art et, le cas échéant, sur sa vie, et peut donc représenter les étapes de ses idées et annoncer son évolution esthétique et poétique. Théophile Gautier, poète devenu célèbre pour son engagement dans la bataille romantique à côté de Hugo4, est un excellent connaisseur du pouvoir communicatif (1) Pour un aperçu sur les rôles des préfaces au xix e siècle nous renvoyons au numéro 295 de la «Revue des Sciences Humaines», 3/2009, intitulé Préfaces et manifestes du xix e siècle, textes réunis par J.-L. Diaz, et surtout aux deux articles de ce dernier: «Préfaces 1830: entre aversion, principe et happening» où il déclare la préface «site décisif: champ de bataille et champ de forces, lieu de jouis- sance, espace de subversion», p. 38; et «“Mani- festes” romantiques», pp. 80-98. (2) Nous utilisons la terminologie que Gérard Genette formule dans Seuils, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points», 1987. (3) Ibid., p. 200. (4) À la fin de sa vie Gautier rappellera avec bon- heur et un peu de nostalgie ses premiers pas dans l’arène littéraire: «nous avons eu l’honneur d’être enrôlé dans ces jeunes bandes qui combattaient pour l’idéal, la poésie et la liberté de l’art, avec un enthousiasme, une bravoure et un dévouement qu’on ne connaît plus aujourd’hui», Histoire du Romantisme, Paris, Gallimard, 2011, p. 60; deve- nue presque mythique, la première représentation d’Hernani le 25 février 1830 qui vit la flamboyante 36 Damiano De Pieri participation du jeune Gautier habillé avec son gilet rouge parmi les jeunes recrutés pour la claque à la faveur de la pièce, fut la soirée qui, selon les mots de Gautier lui-même, «décida de [sa] vie!», ibid., p. 134. Les témoignages rapportés par Gau- tier dans son Histoire du Romantisme qui vont de ses rapports personnels à ses idées en passant par les évènements qui ont marqué son expérience, même s’ils risquent de proposer une autocélébra- tion partielle et arbitraire du mouvement roman- tique, constituent une clé d’accès exceptionnelle pour interpréter sa vie et son œuvre. (5) Ibid., p. 62. (6) Ibid., p. 70. (7) Ibid., p. 135. (8) Notons banalement la récurrence de la com- paraison de la préface aux textes religieux et la ter- minologie associée. (9) En 1829 Gautier entre en apprentissage chez l’atelier du peintre Rioult et il y restera jusqu’en 1830 (cf. M. Cermakian, Les années d’apprentissage de Théophile Gautier: peintre ou poète?, «Bulle- tin de la Société Théophile Gautier», n. 4, 1982). D’ailleurs cette vocation incertaine n’est pas sans effets, comme nous verrons, sur ses aspirations esthétiques futures, surtout pour ce qui concerne son désir d’atteindre à travers la poésie un idéal de beauté plastique. Et le sentiment d’un art supérieur à la nature qui anime Gautier remonte déjà à ces expériences artistiques si l’on croit aux affirma- tions contenues dans son «autoportrait», paru dans L’Illustration le 9 mars 1867, où le poète écrit: «le premier modèle de femme ne me parut pas beau, et me désappointa singulièrement, tant l’art ajoute à la nature la plus parfaite. […] d’après cette impres- sion, j’ai toujours préféré la statue à la femme, et le marbre à la chair», Histoire du Romantisme cit., pp. 438-439. (10) Albertus ou l’Âme et le Péché, Paris, Paulin, enregistré à la «Bibliographie de la France» le 10 novembre 1832, daté 1833 dans la millésime de la page de titre. La préface est datée octobre 1832 par Gautier lui-même. (11) Jeunes-France, romans goguenards, Paris, Renduel, 1833. (12) Mademoiselle de Maupin, Paris, Renduel, 1835. (13) Romans, contes et nouvelles, tome I, édition établie sous la direction de P. Laubriet, Paris, Gal- limard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, pp. 13-14. que peut avoir une préface. En effet, dans son Histoire du Romantisme, le poète s’exprime à plusieurs reprises sur la préface à Cromwell de Victor Hugo – considérée à posteriori par la critique un véritable manifeste du drame et de l’esthétique roman- tique – en soulignant l’importance capitale de ce texte pour la jeune génération. La préface de Cromwell rayonnait à nos yeux comme les Tables de la Loi sur le Sinaï, et ses arguments nous semblaient sans réplique5. Ou encore: La Bible chez les protestants, le Koran parmi les Islamistes ne sont pas l’objet d’une plus profonde vénération. C’était bien, en effet, pour nous le livre par excellence, le livre qui conte- nait la pure doctrine6. Et la «jeunesse romantique», «pleine d’ardeur et fanatisée par la préface de Cromwell […] s’offrit au maître qui l’accepta»7. Texte quasi-prescriptif, voire dog- matique8, la préface de Cromwell exerça un ascendant fondamental sur la nouvelle génération de poètes dans laquelle Gautier faisait son apparition. Une fois dans l’arène littéraire en tant que poète, après avoir renoncé à un avenir de peintre9, le jeune Gautier écrit bien trois préfaces dans les années qui vont de 1832 à 1835: celle d’Albertus10, son deuxième recueil poétique, celle du recueil de contes humoristiques Les Jeunes-France11, et, finalement, la plus connue, celle de Mademoi- selle de Maupin12. Et à propos de la valeur accordée aux préfaces, dans la préface des Jeunes-France, d’une manière sûrement burlesque et railleuse, Gautier écrit: Moi, pour mon compte […], je ne lis que les préfaces et les tables, les dictionnaires et les catalogues. C’est une précieuse économie de temps et de fatigue: tout est là, les mots et les idées. La préface, c’est le germe; la table, c’est le fruit: je saute comme inutiles tous les feuillets intermédiaires13. Aux sources de la poétique de Théophile Gautier 37 (14) Ibid., p. 14. (15) Cette tendance, à notre avis, a souvent nui à une pleine interprétation des textes de Gautier. En effet, le sarcasme domine dans le contexte des Jeunes-France (voir à ce propos l’étude de R. Ja- sinski, Les années romantiques de Théophile Gau- tier, Paris, Vuibert, 1929). Ce sarcasme permettra à Gautier de garder toujours un regard plutôt détaché sur ses expériences littéraires, attitude qui si d’une part révèle la lucidité du poète et un fort esprit critique, d’autre part a poussé la critique à ne pas prendre trop au sérieux ses déclarations, soient elles directes, présentes dans ses textes plus au moins critiques, ou indirectes, dans son œuvre littéraire (aussi bien en prose qu’en poésie). Sur la dérision des excès romantiques et sur la démolition du «canon» préfaciel stéréotypé cf. L. Verciani, «L’antiromanticismo di un romantico: i Jeunes- France di Théophile Gautier», dans Tradizione e contestazione II. La manipolazione della forma nella letteratura francese dell’Ottocento, a cura di M.E. Raffi, Firenze, Alinea editrice, 2009, pp. 99-113. (16) «Revue des Deux Mondes», p. 900. En effet, Gautier se soucie peu des théorisations et des sys- tématisations de son credo artistique et il gardera toujours une attitude créatrice, artisanale. Déjà en 1841 dans La Divine épopée, article sur l’œuvre d’Alexander Soumet qui annonce l’esthétique for- maliste des Émaux et Camées paru dans la «Revue des Deux Mondes» le 1er avril, Gautier affirmait: «[l]’on a beaucoup agité, dans ces uploads/Litterature/ aux-sources-de-la-poetique-de-theophile.pdf
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- Publié le Dec 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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