Gradhiva : revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie Presqu’îles d’illu
Gradhiva : revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie Presqu’îles d’illusion. Terrains de bonheur perdu en anthropologie Gaetano Ciarcia Citer ce document / Cite this document : Ciarcia Gaetano. Presqu’îles d’illusion. Terrains de bonheur perdu en anthropologie. In: Gradhiva : revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie, n°32, 2002. Dossier : Enseigner la parenté. pp. 27-36; https://www.persee.fr/doc/gradh_0764-8928_2002_num_32_1_1282 Fichier pdf généré le 01/04/2021 Presqu'îles d'illusion Terrains de bonheur perdu en anthropologie Gaetano Ciarcia Comment ne voit-il pas que l'improbabilité n'est pas une donnée immédiate, mais précisément une construction de la raison ? C'est /'Autre qui est improbable, parce que je le saisis du dehors. Jean-Paul Sartre, Un nouveau mystique, 1943. . ..merchants of astonishment. . . Clifford Geertz, The Uses of Diversity, 1981. Le bonheur en philosophie est considéré souvent comme un concept-limite, une notion évoquant l’écart entre la finitude de l’homme et ses propres aspirations*. En ethnologie, cette dimension, abstraite par rapport à la matérialité de l’expérience, a parfois rendu concrète la relation entre une poétique de l’exotisme et le thème d’un bonheur perdu des anthropologues. Certains textes, très connus et largement commentés, dégagent un questionnement sur la condition souvent malheureuse, au niveau affectif, de l’ethnographe sur le terrain. On pourrait s’interroger : cette impossibilité d’être heureux dans un espace où certains repères domestiques vacillent, ne serait-elle pas la composante d’une méthodologie spontanée, par rapport à laquelle l’éloignement du regard doit correspondre quelque part à une sorte de spleen ? Jean-Pierre Olivier de Le bonheur perdu des ethnologues pourrait-il, donc, être envisagé comme structural à la création de la distance qu’ils imposent d’une manière implicite à leur observation ? Leur appropriation scientifique du lieu, ne passerait-elle pas par l’expérience d’un malaise durable, qui scande leur séjour et qui, au bout de compte, contribuerait à transformer l’espace étranger en terrain de recherche ? Pour paraphraser le titre d’un article2 de Michel Leiris paru dans la revue Documents , à la veille de son départ en Afrique avec la Mission Dakar-Djibouti, la transition d’une jouissance visuelle de l’altérité à son observation scienti¬ fique semble accompagner le passage entre une ethnographie de l’œil et une ethnographie du regard. L’illusion de se voir dans le bonheur ne ferait qu’anticiper et provoquer le désen¬ chantement que le voyageur Italie, presqu’île de Palinuro. Sardan a rappelé que dans une situation interculturelle, comme celle dont la rencontre ethnographique est une expres¬ sion, « c’est l’exotisme de l’univers social qu’il étudie qui constitue pour l’ethnologue l’obstacle épistémologique par excellence. Ce n’est pas la proximité culturelle qui crée les seuls stéréotypes dont le chercheur est ménacé : la distance en crée d’autres » x. * Cet article est la version élargie du texte publié en italien, « La felicità perduta degli antropologi », Parole- Chiave, 13, 1997 : 171-188. 1. Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le réel des autres », Cahiers d’études africaines, 113-114, 1989 : 129 sq. Toujours sur ce sujet, chez le même auteur, voir : « Jeu de croyance et “je” ethnologique : exo¬ tisme religieux et ethno-égo-cen- trisme », Cahiers d’études africaines, 111-112, 1988 : 527- 540. 2. Michel Leiris, « L’œil de l’ethno¬ graphe », Documents, n, 7, 1930 : 405-414. N gradhiva 32, 2002 27 ETUDES ET ESSAIS o componente de uma metodologia espontânea, em relação à qual a distância do olhar deve corresponder em algum lugar a uma espécie de melancolia? ménacé = ameaçado dont = cujo envisagé = previsto qui scande leur séjour = que escandaliza a sua estadia melancolia do antropólogo como inerente a sua profissão, causada pela distancia imposta pela pesquisa Presqu'îles d'illusion dépaysé porte sur l’existence d’un malheur diffus 3. L’ailleurs, non plus celui du déjà vu, mais celui qu’il est en train de regarder révèle au jeune ethnologue qu’il n’est pas à la hauteur de ses désirs ; à partir de ce moment fondateur il commence son apprentissage de l’altérité, son instruction personnelle du terrain comme lieu d’une conquête ou au moins d’une réussite scientifique. L’opaque bonheur des Autres Après avoir constaté l’existence d’un lien ontologique entre la notion de bonheur et une certaine idée de l’individu, Marc Augé, dans La Traversée du Luxembourg, dont le titre complet est : Ethno-roman d’une journée française consi¬ dérée sous l’angle des mœurs, de la théorie et du bonheur, remarque : « Je serais assez en peine de dire ce qu’est le bonheur pour un paysan africain ; le malheur, lui, a l’évidence de la maladie, de la mort, de la solitude, des cata¬ clysmes naturels, si l’idée de bonheur est autre chose que le négatif de celle de malheur, il est possible qu’elle soit essen¬ tiellement culturelle. » 4 Quelques pages plus loin, il ajoute « Ethnologue, je ne hais pas les voyages » 5 ; « Moi, je ne déteste ni les illusions du moi ni les évidences du corps : ni l’incessant déplacement vers l’autre, le voyage où Pascal [. . .] voyait le malheur de l’homme, ni l’épreuve du corps à corps. . . » 6 L’ethnologue voit donc, les malheurs de l’ Autre, mais il aurait du mal à dire le bonheur de celui-ci ; un nœud épistémique ainsi qu’une impasse se profilent par rapport au fait, banal mais vrai, que souvent la reconnaissance d’un bonheur individuel éloigne le sujet de sa communauté, alors que le malheur rapproche les individus entre eux. En dehors de toute effervescence conviviale ou festive, où l’euphorie du moment surgit et sombre par la suite, le malheur serait- il plus facile à échanger, à partager et à penser que l’épanouis¬ sement ? La traversée et l’ethno-roman d’Augé s’achèvent sur ces mots : « Je suis heureux ». Et, c’est un bonheur atteint à la fin de son terrain très spécial, une journée parisienne qu’il a essayé d’observer à travers les yeux (ou le regard ?) d’un ethnologue habitué à travailler sous d’autres latitudes. Il a conquis, au niveau de la fiction textuelle, un bonheur chez-soi, peut-être là où il était impossible de chercher les traces d’un paradis privé, perdu à jamais, là où le bonheur, que tout voyage promet à ceux qui décident de l’entreprendre, n’a que comme fatal contrepoids que l’idée d’un bonheur égaré. Image évoquant celle, plus menaçante, de la chute biblique, de la perte pour les hommes d’un paradis primordial, lieu mythique, qui n’aurait été institué que pour disparaître. En ce sens, la place métaphorique du mythe des îles heureuses et du bon sauvage au sein du discours occidental participe du discours sur le bonheur et la connaissance des hommes ainsi que de la formation d’une tradition thématisant la transition anthropologique de la figure d’ Autrui à celle de l’ Autre. Entre la publication des Essais de Montaigne (édités de 1580 à 1592) et celle du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau (1755), c’est au cœur de l’altérité exotique que se situe cette différence fondatrice d’un Orient, avatar Australie, île Van Diemem. L’Espérance et La Recherche. Dessin de Piron. (Ph. MH). psychique et onirique nécessaire7, en tant qu’ opposition stmcturale, à l’affirmation de la modernité occidentale. Pour l’Homme de Nature de Rousseau, « Autrui est parfois un rival, mais peu redoutable ; parfois un corps offert par un accouplement de hasard ; ce n’est jamais [. . .] une conscience, un regard où chercher l’image réfléchie de sa propre exis¬ tence. Le monde à ce stade, ne comporte ni la division du sujet et de l’objet extérieur, ni celle qui rend les consciences étran¬ gères les unes aux autres ; le sujet est trop uni à la nature, trop peu associé à ses semblables, pour qu’il puisse éprouver le sentiment d’une distance. » 8 L’Autre semblerait donc être le produit d’une addition : Autrui + Distance. Les nouvelles routes maritimes auraient inauguré un exotisme où la maîtrise spatiale de la distance géographique a rendu possible le ques¬ tionnement que l’altérité découverte adresse à la sensibilité philosophique. L’utopisme de penseurs comme Thomas More, Roger Bacon et Tommaso Campanella avait été forgé par l’intention de produire un projet social, fondant primitivité et moder¬ nité dans un eu-topos, non-lieu mais aussi bon-lieu (double signification permise par le préfixe grec -eu), qui était pour More, l’île d ’Utopie (1517), pour Campanella, La Cité du Soleil (1602) et pour Bacon, La Nouvelle Atlantide (1627). Ce rêve politique d’une nouvelle naissance pour le genre humain, dont les îles ou les cités de l’utopie devraient être une sorte de préfiguration, sera destiné à être remplacé plus tard par une littérature où l’Autre comme figure eschatologique cède sa place à une heuristique du voyage dans l’ailleurs ayant comme conditio sine qua non le retour. Alors que, l’espace où on réalise Yutopie se présente comme un lieu d’où on n’en revient plus, le mythe exotique du bon sauvage, procède, complète et s’oppose à cette construction de nouveaux mondes régis par des modes de vies justes, égalitaires, expres- 3. Cf. Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1982 [1934]. 4. Marc Augé, La Traversée du Luxembourg. Ethno-roman d’une jour¬ née française considérée uploads/Litterature/ article-ciarcia.pdf
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- Publié le Oct 03, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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