Arnaud VAREILLE Éloge de la liberté Préface de Dingo, roman d’Octave Mirbeau Mi

Arnaud VAREILLE Éloge de la liberté Préface de Dingo, roman d’Octave Mirbeau Mirbeau, longtemps considéré comme un petit naturaliste mâtiné à l’occasion de pornographe décadent, sort peu à peu de l’image réductrice dans laquelle l’avait enfermé la postérité. Les travaux fondateurs de Pierre Michel et Jean-François Nivet l’ont ressuscité dans toute sa richesse et sa complexité. Plusieurs colloques sont venus, depuis la parution de la biographie du romancier en 19901, enrichir la connaissance que l’on en avait et mettre en lumière son importance, que l’on pressentait. Nonobstant ces publications, Mirbeau souffre toujours de sa situation historique. Créateur de l’entre- deux siècles, il arrive trop tard pour appartenir pleinement au dix-neuvième siècle et trop tôt pour être considéré comme un auteur du siècle suivant. Cette ambiguïté chronologique ne cesse de le desservir auprès des éditeurs et des critiques qui ne savent que faire de celles et ceux qui excèdent les catégories établies par l’histoire littéraire. Pour mettre un comble à cet embarras, la forme de ses œuvres ne laisse pas d’interroger le goût classique pour un récit construit et orienté vers une fin. Dingo, le dernier roman publié par l’auteur, n’arrange rien à l’affaire. Testament littéraire de Mirbeau, il reproduit la liberté formelle des écrits précédents et ne propose rien moins que « l’histoire d’un chien » 2. De l’idée à l’œuvre Vieilli et affaibli, Mirbeau lutte durant ses dernières années avec l’implacable loi de la nature. Les soucis vétilleux ne manquent pas non plus : en cette fin de première décennie du vingtième siècle, l’affaire du Foyer a encore des répercussions en province3 ; les années 10 l’obligeront à reprendre sa plume de pamphlétaire et à faire 1 Pierre Michel, Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Séguier, 1990. 2 Lettre de Mirbeau à Francis Jourdain, août 1909, parue dans Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, p. 179, citée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, op. cit., p. 854. 3 Elle fournira d’ailleurs l’occasion à Mirbeau de se venger de Jules Claretie, administrateur de La Comédie-Française et source principale de ses déboires, par l’intermédiaire d’un court texte originellement destiné à former un chapitre de Dingo. Seuls Edmond Sée, Jules Renard et Fernand Vandérem auront le plaisir d’en prendre connaissance lors de la lecture que leur en fera Mirbeau le 23 mai 1909, puisque le romancier décidera, finalement, de ne pas le publier. Pierre Michel l’a donné dans partie de nombreux comités créés pour défendre la liberté de penser et de s’indigner4 ; durant l’année 1912, l’aménagement de sa propriété de Cheverchemont, à Triel, est la source de difficultés pécuniaires auxquelles il remédie en se séparant de quelques-uns des chefs-d’œuvre de sa collection, notamment des Iris de Van Gogh. C’est dans ce contexte agité que se fait la genèse de Dingo, dont le thème est inspiré au romancier par son dégoût des hommes. Mirbeau y travaille dès 1909 et ce, jusqu’en mars 1912, époque à laquelle une paralysie du côté droit fait suite à un accident vasculaire et lui interdit toute possibilité de poursuivre l’œuvre en cours. Il fait donc appel à Léon Werth pour le seconder. Écrivain engagé dont les convictions sont au diapason de celles de Mirbeau, Werth est également critique d’art et un journaliste que le romancier a contribué à lancer5. Sa collaboration est plus qu’une simple dette de reconnaissance ; elle est aussi l’hommage d’un jeune écrivain à un modèle avoué et une « preuve d’amitié », ainsi qu’il l’écrit lui-même6. En ne cachant pas la part qui revenait à Werth dans la rédaction de Dingo (soit les trois derniers chapitres d’un roman qui en compte treize), Mirbeau effectue un parrainage des plus généreux7. C’est riche de cette ambiguïté supplémentaire que le texte sera d’abord publié en feuilleton, du 20 février au 8 avril 1913 dans Le Journal, avant de paraître en volume le 2 mai 1913, chez Fasquelle. Un « tableau de chasse » La gent animale n’est pas étrangère à l’univers mirbellien. Dans Le Calvaire (1886), Juliette, la maîtresse de Mintié, n’apparaissait jamais qu’en compagnie de son fidèle petit chien Spy, qui finira massacré par son amant tandis que le passe-temps favori du père de ce dernier était d’exterminer à coups de fusil les oiseaux et les chats qui s’aventuraient sur sa propriété ; pour complaire à Célestine, le capitaine Mauger mange son furet domestique dans Le Journal d’une femme de chambre (1900) ; La 628-E8 (1907) avait consacré un chapitre à « La faune des routes », chapitre dans lequel l’intelligence de chaque espèce était jugée à l’aune de sa capacité de survie au voisinage de l’automobile. Si l’on ajoute à ces exemples romanesques, ceux tirés des multiples contes rédigés par Mirbeau (Pauvre Tom en serait le plus représentatif), force est, son édition de l’œuvre, Dingo in Octave Mirbeau, Œuvres romanesques, Buchet-Chastel/Société Octave Mirbeau, 2000-2001, vol. 3. 4 Voir pour de plus amples détails à ce sujet le chapitre XXI, « Dernières luttes (janvier 1909- décembre 1911) », de la biographie de Pierre Michel et Jean-François Nivet, op. cit., pp. 845-882. 5 Sur cette amitié en particulier et sur Léon Werth en général, nous renvoyons à l’essai biographique de Gilles Heuré, L’insoumis Léon Werth (1878-1955), Editions Viviane Hamy, 2006. 6 Léon Werth, cité par Pierre Michel dans sa préface à Dingo, op. cit., p. 616. 7 On se souvient que Le Foyer était déjà présenté comme une œuvre écrite en collaboration, avec Thadée Natanson en l’occurrence. Mais Pierre Michel et Jean-François Nivet rappellent, que ce fut surtout l’occasion de fournir à Thadée une « planche de salut » alors qu’il traversait une mauvaise passe, et que bien peu de choses lui reviennent dans le texte. (op. cit., p. 731). d’abord, de constater la perversité de son inspiration quand il met en scène les animaux, registre par le truchement duquel il dénonce l’éternelle cruauté de l’homme à leur endroit. À rebours de cette veine sadique, la sensibilité mirbellienne exprime une véritable tendresse pour les bêtes, dont l’auteur fait la plus belle consolation de l’homme pour peu que ce dernier soit, par nature, réceptif à la beauté du monde. L’artiste, l’enfant, le réprouvé se reconnaissent dans l’animal, y voient un frère de douleur, et Dingo semble avoir une généalogie toute tracée au sein de l’œuvre de Mirbeau. Depuis Canard, le « bon chien » des Lettres de ma chaumière (1885) jusqu’à Bijou, « intelligent et bon », du narrateur des Mémoires de mon ami (1899), les textes sont jalonnés d’alter ego potentiels qui semblent aboutir à Dingo. Le roman sera leur revanche. Mais le chien éponyme sera plus qu’une consolation, il sera le vengeur de toutes les humiliations subies par ses congénères et l’exécuteur testamentaire de l’écrivain. Pour ce faire, l’action est située dans un petit village provincial, Ponteilles- en-Barcis, qui n’est autre que Cormeilles-en-Vexin, où Mirbeau a résidé de 1904 à 1908. Comme souvent chez lui, l’observation va servir de point de départ à l’écriture et le microcosme choisi vaudra pour symbole de la société dans son ensemble. Or, celle-ci se caractérise, selon le romancier, par la noirceur effrayante des individus qui la composent, tous animés par les plus bas instincts, déformés par le vice, mus par l’appât du pouvoir et du gain. Pour remédier à cet état de fait, le récit se présente comme un immense jeu de massacre dont Dingo est l’officiant. Il n’est pas indifférent que le naturaliste qui l’a fait parvenir au narrateur le présente comme issu d’une espèce qui pratique le « tableau de chasse ». Tout le roman se présente comme l’immense produit de l’activité cynégétique de Dingo. Au propre comme au figuré, l’animal aligne ses proies chapitre après chapitre, que celles-ci aient été réellement occises ou métaphoriquement exécutées par ses soins. Ainsi quelques poules et force moutons succombent sous les coups de leur prédateur, tandis que, tour à tour, les villageois subissent l’implacable instinct du dingo qui les désigne à son maître comme autant d’hypocrites et de parasites. Si Dingo lave l’honneur bafoué des animaux, s’il est un excellent moyen pour Mirbeau « de se venger, par chien interposé, de toute la xénophobie dont il a souffert dans son petit village »8, il est aussi un formidable outil de contestation sociale. La civilisation, en effet, « désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations entre les hommes entre eux »9. Pour Mirbeau, il y a là une double contradiction : d’abord, parce qu’il professe un rousseauisme de bon aloi, dans lequel la nature ne peut être, par définition, hostile à 8 Pierre-Jean Dufief, « Le monde animal dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », Actes du colloque d’Angers, Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, p. 287. 9 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 1983, p. 37. l’homme ; ensuite, parce que les lois lui paraissent être, à l’inverse de sa fameuse déclaration d’intention uploads/Litterature/ arnaud-vareille-eloge-de-la-liberte-preface-de-quot-dingo-quot-d-x27-octave-mirbeau.pdf

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