MONTAIGNE ET «L'ALLEURE POÉTIQUE» Pour une nouvelle lecture d'une page des Essa
MONTAIGNE ET «L'ALLEURE POÉTIQUE» Pour une nouvelle lecture d'une page des Essais On sait qu'en annotant son exemplaire des Essais — « l'exemplaire de Bordeaux » — Montaigne s'est appliqué à marquer avec précision les endroits où ses additions devaient s'insérer dans le texte. Lors- qu'elles se multiplient sur les marges d'une même page, il dispose à cet effet d'un jeu de signes distincts qui, le plus souvent, ne laissent aucune incertitude sur ce point. Parfois cependant l'enchevêtrement des notes est tel que l'éditeur peut s'y méprendre. C'est le cas du texte bien connu du chapitre De la Vanité (III, 9) où Montaigne cherche à définir les principes qui règlent la succession de ses « fan- tasies»1. Nous voudrions signaler ici les problèmes posés par ce passage, qui semble avoir été altéré par une transposition malen- contreuse dans l'édition de 1595, et dans toutes les éditions modernes des Essais. * * * Comme on peut le voir sur la reproduction ci-contre, la fin de la dixième ligne du texte imprimé : (...) comme ces autres noms, Sylla, Cicero, Torquatus. coïncide avec la fin d'une phrase ajoutée au-dessous, dans l'interligne (et qui s'insère après « J'ayme l'alleure poetique, à sauts et à gambades. ») : C'est un'art come diet Platon legiere volage [sacree daemoniacle] [sacr] demoniacle. Où se place le signe ± qui marque le point d'insertion de l'addition « Il est des ouvrages en Plutarque (...) »? On admet communément ju'il suit la ligne manuscrite ; rien n'est moins certain, et deux indices nous invitent à le lire à la fin de la ligne imprimée : 1) Ce signe, fréquemment utilisé par Montaigne, est toujours placé de telle façon que les barres horizontales (identifiant l'addition correspondante) sont situées au-dessous de la ligne où s'insère le trait vertical (qui marque le point d'insertion). Dans le texte qui nous occupe, la ligne manuscrite s'achève au niveau de la barre inférieure ; par rapport à la ligne imprimée, au contraire, le signe est à sa place normale 2. 2) L'addition correspondante a été rédigée en quatre étapes. Ses seconde et troisième versions sont liées, grammaticalement et logi- quement, à la phrase imprimée : *Hd. Strowski (Bordeaux 1919) t. Ill pp. 269-272 ; éd. Villey et Saulnier (P.U.F. 1965) p. 994-995 ; éd. Thibaudet et Rat (Gallimard 1962) p. 973-974. a II faut ajouter que Montaigne n'utilise pas ce signe pour renvoyer d'une note ™anuscrite à une autre ; réciproquement, les marques qu'il emploie à cet eflet ne Jalonnent presque Jamais le texte imprimé. 158 N O T E S K T D O C U M E N T S Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas tousjours la matiere ; souvent ils bt dénotent seulement, par quelque marque, comme ces autres noms, Sylla, Cicero,' Torquatus. On peut lire en efïet, malgré les ratures : 10 [Il me semble qu'il y a ouvrage en Plutarche [qu'il] dédié à Socrates [et] de qui & peine en parle il un mot sur la fin tout le corps estant d'Epaminondas. Ces escartemens sont d'autant plus ingenieus qu'ils semblent estre fortuites.] 2» [Ils en disent tousjours en quelque coin un mot bien serré. L'autheur ne la pert pas, c'est l'indiligent lecteur.] 3" [Au demurant, encore [la] que la montre soit autre et autre le gros du corps, si ne la laisse je pas en arriéré, et en laisse en un coin tousjours quelque mot, et bien serré. C'est l'indiligent lectur qui la pert, non pas moi.] On voit que les antécédents des pronoms que nous soulignons doivent être cherchés dans le texte de 1588 cité plus haut (ils — « mes cha- pitres », en, la = « la matiere » de ceux-ci). Aucun terme de la pre- mière version (d'ailleurs raturée avant la rédaction de la seconde, puisque le signe d'insertion est réinscrit devant celle-ci), ni de la ligne imprimée suivante, ni de l'addition placée dans l'interligne ne peut leur correspondre 3. Aucun doute ne subsisterait si ne figurait pas à la fin de la version définitive un pronom en suspens : 4° Il est des ouvrages en Plutarche ou il oblie [sa promesse[ son theme où [son] le propos [desseigné] de son argument ne se trouve que par incidant : tout estouffé en matiere estrangiere. Voïes ses allures au daemon de Socrates. O dieu que ces gaillardes escapades [escartemens] que cette variation a de [grace] beauté & plus lors [qu'elle semble nonchalante et fortuite] que plus elle retire [du] au nonchalant et fortuite. C'est l'indiligent lectur qui pert mon subjet non pas moi : H s'en trouvera tousjours en un coin quelque mot [bien serré] qui ne laisse pas d'estre [pertinant et suffisant quoi qu'l ne soit estendu] bastant quoi qu'il [ne soit estendu]. soit serré. Je Ce pronom « Je » paraît souder l'addition à la phrase « [Et] vois au change (...) » où le mot « Et » est oblitéré par une tache 4. Nous avons donc, pour déterminer la place de cette addition, deux indi- cations contradictoires : d'après le mot de suture, il faudrait l'insérer après les phrases « .Fa y me l'art poetique (...) demoniacle. » ; d'après le signe d'insertion, il faudrait la placer avant elles. De toute façon, 11 faut admettre que Montaigne a commis une inadvertance. Dans 1'« Edition Municipale », F. Gebelin a tenté d'échapper au dilemme : il a dissocié les versions raturées du texte de sa version définitive, insérant celle-ci après « demoniacle », celles-là après « Torquatus » (p. 270, apparat critique de la ligne 7). Mais c'est 8 M. le Professeur V. L. Saulnier, qui a bien voulu examiner cet article, a confirmé notre analyse sur ce point. 4 Oblitéré, mais non pas raturé, — alors que Montaigne a l'habitude de biffer de traits appuyés les mots isolés qu'il remplace. Ce détail n'est pas négligeable. En effet, le mot « Je » parait n'avoir pas été écrit en même temps que son contexte : ses caractères sont plus gros ; et surtout il n'apparaît pas à la suite des fins de phrase du premier jet. La méprise de Montaigne pourrait alors s'expliquer ainsi : au cours d'une ultime lecture de 1 addition et de son contexte, il aurait pris la tache pour une biHure ; et ceci l'aurait conduit a suppléer le mot < je » à la fin de l'addition, sans prendre garde au point d'in- sertion de celle-ci, ou même en le lisant après « demoniacle > (méprise alors possible, puisque, le texte définitif ayant été rédigé auparavant, Montaigne ne lisait plus le» variantes raturées). Si fragile qu'elle soit, cette hypothèse aurait pour avantage d'im- puter â Montaigne une erreur matérielle, non une interprétation inexacte de son texte. N O T E S E T D O C U M E N T S 159 admettre que Montaigne, alors qu'il ne pouvait se méprendre sur la «lace originelle du signe d'insertion (puisque, pour rédiger le texte définitif, il venait de raturer une addition qui la fixait), a joué sur l ' é q u i v o q u e due à l'addition en interligne. Compte tenu de ses habi- tudes (ratures, surcharges etc.) l'hypothèse est peu vraisemblable. Et surtout, la version définitive n'est que la synthèse des trois versions biffées: comment l'en dissocier? C'est cette dernière remarque qui déterminera notre choix. Si la place de l'addition est en rapport avec son contenu -— autrement dit, si elle n'est pas arbitraire — il faut admettre que sa dernière version doit s'insérer à la même place que les trois autres, qu'elle reprend. Mais celles-ci ne peuvent être placées qu'après « Torquatus » : deux d'entre elles seraient inintelligibles, placées après « demoniacle ». Des deux indices contradictoires susceptibles de déterminer la place de l'addition définitive, c'est donc le mot de suture qu'il faut tenir pour erroné, non le signe d'insertion. Nous proposons donc de restituer le texte sous la forme suivante : Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas tousjours la matiere ; souvent ils la denotent seulement, par quelque marque, comme ces autres (C) titres : l'Andrie, l'Eunuche ou ces autres (B) noms, Sylla, Cicero, Torquatus. (C) Il est des ouvrages en Plutarque (...) C'est l'indiligent lectur qui pert mon subjet, non pas moi : il s'en trouvera tousjours en un coin quelque mot qui ne laisse pas d'estre bastant quoi qu'il soit serré. (B) J'ayme l'alleure poetique, à sauts et à gambades. (C) C'est un'art come diet Platon legiere volage demoniacle. (B) Et vois au change (...) Ceci permettrait de rectifier également la leçon couramment adoptée — par suite de la disposition du contexte — pour l'addition placée à la dix-septième ligne de cette page. En effet, après avoir consigné dans la marge quelques réflexions sur la poésie : Le poete, diet Platon, assis sur le trepié des Muses (...) Montaigne a ajouté au-dessus de ce texte la phrase : C'est l'originel langage des Dieus. Les éditeurs des Essais ont placé celle-ci à la fin de uploads/Litterature/ andre-tournon-essays.pdf
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- Publié le Nov 02, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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