Par Delphine Descaves. Photos : Lionel Boscher. Vous ne vous êtes jamais demand
Par Delphine Descaves. Photos : Lionel Boscher. Vous ne vous êtes jamais demandé qui étaient vraiment ces "personnages de l’ombre" grâce auxquels vous pouviez découvrir Cervantes, Ellroy ou Moravia sans parler un mot d’espagnol, d’anglais ou d’italien ? Moi si, et j’ai voulu savoir de quoi il retournait. André Markowicz a surtout été révélé par la traduction intégrale de l’œuvre de fiction de Dostoïevski qu’il est en train d’achever. Parlant de son activité, nous en viendrons à évoquer culture, nationalismes et politique. Le petit Robert a-t-il raison, quand il nous dit qu’une traduction ne serait qu’un "texte ou ouvrage donnant dans une autre langue l’équivalent du texte original qu’on a traduit" ? Comment êtes-vous devenu traducteur ? Je n'ai rien fait, je suis né. J'ai toujours parlé russe avec ma mère et français avec mon père ; et donc je ne sais rien faire d'autre que ça. Sinon j'ai fait des études de Lettres françaises à la Sorbonne, c'est-à-dire que je n'ai fait aucune étude. Comment ça, aucune étude ? Parce que les Lettres françaises à la Sorbonne, ce n'était rien. Comment ça, rien ? C'était nul ; je n'ai rien fait, rien appris. Tout ce que j'ai appris, je l'ai appris en rencontrant des gens, en lisant ou par moi-même. Vous avez fait vos études primaires en France ? Je vis en France depuis l'âge de 4 ans. Mais ma mère m'a systématiquement parlé russe et j'ai été éduqué dans la culture russe. En France, mais dans la culture russe. D'autre part j'ai eu une chance plus importante encore que le bilinguisme ; tout petit, entre 1 et 4 ans, j'ai été élevé par ma grand-mère et ma grand-tante, je ne dirais pas en russe, mais "en Pouchkine" : dans la langue de Pouchkine (romancier, poète et dramaturge russe du dix- neuvième siècle), avec ses poèmes - comme tout enfant de l'intelligentsia russe d'ailleurs. Mais ça a été capital. Vous avez néanmoins une part de création. Oui, il y a une invention perpétuelle, mais Votre activité de traducteur littéraire est donc le fruit d'une culture familiale, où la littérature occupait une place prépondérante ? Oui, complètement. Je n'ai jamais fait de choix en réalité. J'admire beaucoup les gens qui sont arrivés aux livres, qui ont eu à franchir de grands obstacles dans leurs familles, dans leur culture pour arriver aux livres. Moi ça m'a été donné. Il y avait toujours autour de moi des livres et ce que l'on me demandait, c'était de les lire. Pensez-vous que le fait d'être bilingue à la naissance est un atout, voire une nécessité pour devenir un bon traducteur ? Une nécessité, non ; un atout, certainement, parce qu'on se rend compte qu'on ne pense pas de la même façon dans différentes langues. Ce que je pense en russe, je ne le pense pas en français, aussi étonnant que cela puisse paraître. Je n'ai pas la même opinion en français et en russe. Parce qu'en quelque sorte, je fais attention en russe et en français à l'histoire de la culture dans laquelle je me place. Par conséquent, il y a des choses qui intéressent la langue russe, en tout cas certaines références, que, parlant russe, je n'ai pas besoin d'expliciter, parce qu'elles sont communes, et qu'en français personne ne comprend, et qu'il est donc inutile de dire. Et inversement. Passer ainsi de l'une à l'autre est un grand atout. Qu'est-ce que votre activité de traducteur littéraire exige comme capacités, comme talents peut-être, par rapport à un traducteur de manuels pratiques par exemple ? Vous me demandez de faire la différence entre la littérature et le bottin ! … La différence entre un texte littéraire et un texte purement informatif, c'est que premièrement un texte littéraire met en jeu des choses qui ne sont pas du niveau du sens littéral, mais des éléments liés à la civilisation, donc du niveau de la connotation. Deuxièmement il y a le rythme, la sensualité des choses. La littérature n'est pas une simple information, c'est ça qui est intéressant. Quels sont les problèmes les plus récurrents auxquels vous vous heurtez en traduisant une œuvre ? Dostoïevski, par exemple, n'a pas du tout prévu d'être traduit en français, il s'en fout complètement ! Dostoïevski écrit en russe pour un public russe et par conséquent ce qu'il importe de rendre, ce n'est pas simplement des mots, mais des mots dans une histoire. Ce qu'il s'agit de faire comprendre, c'est que quand on lit Dostoïevski, on ne lit pas un auteur français. Mais du fait qu'on lit une traduction, on le lit forcément en français. Est-ce une idée reçue alors de dire que traduire, c'est trahir ? Je n'aime pas cette phrase, que je trouve simpliste pour la raison suivante : un traître c'est quelqu'un qui ne dit pas qu'il est un traître. Moi, tout ce que je dis, c'est que par nature, la traduction est une interprétation. Il ne peut pas y avoir de traduction objective, parce que c'est quelqu'un qui fait une traduction. Quand je dis "par nature" ça veut dire que ce n'est ni bien ni mal, c'est un fait de l'ordre de l'existant. Alors que faut-il demander à une traduction ? Ce n'est pas qu'elle soit fidèle, mais qu'elle soit cohérente, c'est-à-dire qu'elle soit une lecture, et une lecture appliquée. Une lecture pratique. Tout de même, est-ce que le fait d'être non seulement bilingue mais aussi imbibé de culture russe, n'est pas un avantage sur quelqu'un qui aurait simplement appris le russe à l'université ? Disons que je vais être sensible à un certain nombre de choses du point de vue du rythme de la langue. Par exemple en russe l'ordre des mots est très libre, on met d'abord ce qui est important, et après on construit la phrase. Généralement on n'a pas fait ça dans les traductions, on a toujours essayé de rendre une phrase française, et quand je dis "une phrase française", qu'est-ce que cela signifie ? Avec la grammaire française… Avec la grammaire française apprise à l'école ! Une grammaire non pas seulement française mais surtout scolaire, c'est-à-dire aussi politique. C'est un certain point de vue sur la grammaire, j'appellerais cela un point de vue de classe… dans tous les sens du terme. (Rires) Je veux dire, c'est la langue du pouvoir. En gros on apprend aux gosses des rudiments de la langue du pouvoir; à mettre en ordre leurs émotions, ce qui est très bien au demeurant, mais ce qui signifie aussi les effacer, et on considère que tout peut rentrer dans un schéma logique, ce qui est d'ailleurs typique de l'Histoire de la France. Le fameux rationalisme… Voilà. Mais les phrases russes ne sont pas comme cela. Et moi, je n'ai pas à formater Dostoïevski selon ces normes. Ce que j'essaie de faire, c'est travailler sur la syntaxe du français, et du français parlé, beaucoup plus libre que celle du français écrit. Ce sont presque deux langues différentes. Mais le français écrit pourrait parfaitement être écrit à partir du français parlé. Voilà, c'est cela mon travail. En fait je ne travaille pas du tout sur la langue russe mais sur la langue française. Très concrètement, comment travaillez-vous ? Je possède plein de dictionnaires (il m'en montre des rayonnages entiers, certains anciens visiblement), je m'appuie sur toutes les sources que je peux utiliser, et j'ai mon ordinateur. Je commence d'abord par taper, très vite. Je tape en français ce que je lis en russe, simultanément, sans "réfléchir". Un premier jet en quelque sorte. Voilà. Et, ce qui est très hérétique pour beaucoup de mes collègues, je ne lis jamais l'œuvre auparavant, ou je ne la relis pas juste avant de me mettre à la traduction. Quand on lit, les yeux "glissent", or quand on traduit, les yeux "plongent". Traduire, c'est une lecture en verticale. On ne fait pas attention aux idées, mais aux mots. Un écrivain n'a pas d'idées, il a des mots. Moi les idées de Dostoïevski, je ne les connais pas, par contre la langue de Dostoïevski je peux en parler. A partir de là, je fais une version très rapide et petit à petit, je commence à voir des trucs bizarres, qui me choquent, qui me gênent, des expressions russes un peu étranges, qu'on ne s'attendrait pas à trouver dans le contexte. Et c'est toujours l'essentiel. Je construis l'interprétation à partir des bizarreries. Et après ce premier jet ? Après il y a d'autres étapes. Je refais plusieurs versions moi-même, et je donne à lire le manuscrit à deux personnes qui sont vitales pour le travail : la première est Françoise Morvan (auteur et traductrice de l'anglais, qui traduit également en collaboration avec André Markowicz les œuvres de Tchekhov, écrivain et auteur dramatique russe du dix-neuvième siècle), pour le texte français. Elle ne lit pas le russe, ne parle pas russe, elle relit donc toutes mes traductions comme elle lirait n'importe quel texte français. La deuxième personne est ma mère qui relit par rapport au russe. A la suite de uploads/Litterature/ andre-markowicz-entretien.pdf
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- Publié le Nov 04, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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