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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Luc Bonenfant Protée, vol. 31, n° 1, 2003, p. 27-36. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/008499ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 23 June 2012 10:17 « Aloysius Bertrand : la volonté de transposition » PROTÉE • volume 31 numéro 1 27 ALOYSIUS BERTRAND: LA VOLONTÉ DE TRANSPOSITION LUC BONENFANT Du fait qu’il allie la poésie à la prose, le genre du poème en prose semble remettre en cause les fondements de la traditionnelle division des genres en lyrique, épique et dramatique1. Le genre se trouve toutefois aussi informé par des codes artistiques exogènes, tels que la peinture et la musique. Parmi plusieurs, David Scott (1989) a étudié la structure spatiale du genre, et si l’influence de la musique chez les poètes en prose a moins retenu l’attention des spécialistes, on a toutefois noté que le genre inspire, souvent de façon importante, des compositeurs modernes: Maurice Ravel met en musique trois poèmes d’Aloysius Bertrand, alors que Benjamin Britten adapte les Illuminations d’Arthur Rimbaud. Sur le plan de son organisation, le poème en prose possède donc des particularités qu’il emprunte, mais non exclusivement, au vers, à la peinture, à la musique et aux genres brefs. Il convoque plusieurs poétiques qui, pour autant qu’elles soient différentes, n’en demeurent pas moins compatibles. Ces poétiques diverses concernent tout autant le genre que le mode, «invit[ant] enfin le lecteur à se demander ce qui fait qu’un texte est ou non reçu comme poème» (Sandras, 1995: 13). Ainsi, le poème en prose apparaît comme un terrain privilégié pour explorer les différentes facettes de la notion de transposition générique, qu’on définira comme «la reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des œuvres où ils semblent plus inattendus» (Dion, Fortier et Haghebaert, 2001: 353-354)2. Partant de cette définition, et puisant des exemples dans l’œuvre d’Aloysius Bertrand, nous montrerons d’abord que la transposition n’est pleinement opératoire qu’une fois envisagée sur le double plan du genre et du mode. Cette distinction nous permettra ensuite de souligner le caractère résolument actif, voire engagé, de l’opération de transposition, qui se distingue par là des processus de différenciation et d’hybridation3. LA TRANSPOSITION GÉNÉRIQUE Plusieurs des poèmes contenus dans Gaspard de la Nuit sont lisibles en tant que récits: ils mettent en place une diégèse, un narrateur, des personnages, etc., ce qui n’est au demeurant guère surprenant: volume 31 numéro 1 • PROTÉE 28 [...] la narration et l’allure du conte s’associent assez bien aux structures poétiques. Le poème en prose, parce qu’il revêt souvent un habillage narratif, côtoie le conte ou la nouvelle et ceux-ci, inversement, peuvent facilement prendre une dimension poétique. (Vincent-Munnia, 1996: 224-225) En conséquence, Bertrand adapte des procédés narratifs dans les textes de son recueil. «La viole de Gamba» (2000: 127-128), dont l’argument fantaisiste se trouve réparti selon trois courts épisodes4, utilise les formules narratives de la commedia dell’arte telles que la reprise d’un canevas simpliste et la mise en scène de personnages qui sont autant de parangons (Pierrot, Colombine, Arlequin). «La poterne du Louvre» raconte plutôt l’histoire d’un nain qui effraie le garde du Louvre en lui faisant croire qu’il est le diable. Comme dans plusieurs des poèmes de Gaspard de la Nuit, cette narration est exposée par un narrateur extradiégétique. Travaillant avec un matériau jusqu’alors principalement utilisé pour raconter des histoires – la prose –, Bertrand n’hésite pas à recourir aux ressources des genres narratifs, qu’il transpose adéquatement dans les textes de Gaspard de la Nuit. Cependant, il ne limite pas son utilisation de la prose à la reprise de procédés narratifs; dans son recueil, l’auteur n’hésite pas à transposer aussi des procédés qu’il emprunte au vers. Parmi ceux-ci, la division en couplets et la récurrence anaphorique. «Harlem» (2000: 115-116) est exemplaire de ces deux emprunts bertrandiens au vers. D’abord, chaque strophe du poème est séparée des autres par un blanc typographique. Ces blancs inter- strophiques agissent sur le rythme même de la lecture du texte puisqu’ils commandent une pause de la lecture semblable à celle imposée par le blanc qui suit traditionnellement le vers du poème. Ces pauses de la lecture, Bertrand semble bien les avoir voulues: «il jettera de larges blancs entre ces couplets comme si c’étaient des strophes en vers» (2000: 373), écrit-il dans ses directives typographiques. La succession des strophes et des blancs lui permet de faire passer délibérément dans le domaine de la prose un procédé jusque-là réservé au vers. La prose, normalement, emplit la page, sur sa largeur et dans sa hauteur; le blanc au contraire est traditionnellement l’apanage du vers qui, par ses retours réguliers à la ligne et ses regroupements en strophes, crée du vide et le vide autour de lui (ainsi que du silence, un rythme particulier, des marges de rêverie…). (Vincent-Munnia, 1996: 106) Tous les poèmes de Gaspard de la Nuit utilisent ce procédé du blanc typographique5, que la critique a assez commenté pour qu’il soit inutile d’insister. Mieux vaut remarquer que Bertrand emprunte aussi au vers sa métrique, pour mieux l’adapter aux besoins de la prose. Les strophes de «Harlem» sont par exemple toutes d’une longueur de trois lignes; elles reprennent ainsi le compte du pied – lequel appartient historiquement au vers – pour le remplacer par un compte plus approprié à la prose: la ligne (Bonenfant, 2002: 120). À première vue, la répétition de la conjonction «et» à chaque début de strophe rappelle les récurrences anaphoriques qu’on trouve dans nombre de poèmes versifiés. Mais elle appelle aussi le principe de liaison de coordination propre au vers. Du fait qu’il s’écrit sur une seule ligne, le vers implique inévitablement l’idée de «retour». Un vers n’est pas une unité sémantique et syntaxique isolée; il se lit toujours dans un rapport de coordination avec les autres vers du poème. Bertrand adapte donc dans son poème un autre de ses procédés: il remplace l’idée de retour par celle de la récurrence anaphorique, plus juste en regard de la nature du matériau d’écriture avec lequel il travaille. La répétition de «Il s’assied» dans «Le capitaine Lazare», du «Écoute! – Écoute!» dans «Ondine»; la reprise du «ainsi j’ai vu, ainsi je raconte» d’«Un rêve» et le quadruple «Notre-Dame d’Atocha, protégez-nous! s’écriaient les brunes andalouses, nonchalamment bercées au pas de leurs mules» dans «Les muletiers» ne sont que quelques-unes des nombreuses récurrences anaphoriques présentes dans Gaspard de la Nuit, ce qui permet à Gisèle Vanhèse Cicchetti d’écrire: Quand le lecteur parcourt ces poèmes en prose qui, dans Gaspard, s’articulent en strophes de longueur presque égale, aux constructions symétriques bien marquées et dans certains cas PROTÉE • volume 31 numéro 1 29 suivies d’un refrain, il perçoit leur hétérogénéité par rapport à l’esthétique de son temps et, s’il dispose d’une bonne culture littéraire, il la relie à un type de poésie du passé, elle aussi à forme fixe: la ballade. (1979: 12) Ainsi, la transposition générique propre aux poèmes en prose bertrandiens affecte d’abord la structure des textes, lesquels empruntent des procédés formels au vers et aux genres narratifs brefs pour se constituer comme poèmes en prose. Ces transpositions génériques indiquent de façon exemplaire que le poème en prose est justement cela: un poème en prose, c’est-à-dire un poème qui, partant d’une tradition précise et de ses techniques (celles du vers), se sert plutôt des ressources propres à la prose pour s’élaborer en poème. Alastair Fowler a raison d’écrire que [...] far from inhibiting the author, genres are a positive support. They offer room, as one might say, for him to write in – a habitation of mediated definiteness; a proportioned mental space; a literary matrix by which to order his experience during composition. (1982: 31) Lorsqu’il s’attache à la composition de Gaspard de la Nuit vers 1828, Aloysius Bertrand a déjà écrit de nombreux vers. Il a donné d’audacieux poèmes, dont des dizains en losange et des études de vers impairs. Il a aussi écrit d’excellents sonnets, dont le fameux «À monsieur Eugène Renduel» (2000: 522). Bertrand maîtrise bien les techniques du vers; toutefois, il ne se contente pas de simplement les reprendre dans ses poèmes en prose. Plutôt, il adapte ces techniques au nouveau matériau du poème qu’est la prose. La reprise bertrandienne des techniques du vers n’est pas qu’une répétition; elle devient véritablement une transposition, du fait même de son adaptation aux besoins du nouveau genre, montrant par là la part active du génie de son auteur6. En véritable écrivain qu’il est, Bertrand ne se préoccupe pas des uploads/Litterature/ aloysius-bertrand-la-volonte-de-transposition-luc-bonenfant.pdf
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- Publié le Nov 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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