JEAN-LOUP RIVIÈRE À propos d’Ivanov Longtemps, cet « à propos d’Ivanov » m’a la

JEAN-LOUP RIVIÈRE À propos d’Ivanov Longtemps, cet « à propos d’Ivanov » m’a laissé perplexe, indécis, plume retenue et au bord de l’abandon.Tout ce que je pouvais imaginer laissait un reste qui était à mes yeux l’essentiel, et que chaque commentaire, chaque approche laissait insaisi. Méditer sur ce dépit est-il un moyen de définir ce « reste » ? Nous verrons bien. Les choses sont pourtant assez simples et claires : avec Ivanov,Tchekhov ajoute un admirable chapitre à la littérature, qu’elle soit poésie, critique ou analyse, sur la mélancolie. Quand Freud écrit que « la mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment1», on voit bien qu’Ivanov est dans le tableau. Il prend place dans la longue lignée des figures mélancoliques que poètes, peintres et savants ont décrites et scru- tées. On pourrait donc le comparer à ses prédécesseurs, voir ce qu’il a de russe, en quoi il appartient à son temps, en quoi aussi il est unique, mais si Ivanov est un cas, Ivanov est irréductible au cas. On sait en effet – pour le dire vite – que dans l’histoire de la dramaturgie occidentale, le person- nage évolue du type à l’individu. Goldoni reprochait à Molière de mettre en scène des caractères stéréotypés plutôt que des personnages singuliers. Que l’observation soit juste ou non, ou qu’elle doive être nuancée, il n’en reste pas moins que Tchekhov a écrit une pièce ni moliéresque, ni goldo- nienne. Il n’a pas écrit Le Mélancolique, un tableau pittoresque ou une pré- sentation de cas. L’intérêt que j’y prends, lecteur ou spectateur, ne vient pas – ou pas seulement – du spectacle des états psychiques (et des com- portements qu’ils induisent) de ce Nikolaï Alexeïevitch Ivanov, membre permanent de la Commission des affaires paysannes. L’action de la pièce est pourtant attachante, le tableau clinique subtil et puissant. Mon intérêt ne vient pas non plus de la sympathie, de la compassion ou de la révolte que peuvent susciter le héros ou ses victimes. Il n’est pas non plus ana- logue à celui de l’enfant qui s’apaise en écoutant quelque conte horrifique qui donne forme à de noires et informulées frayeurs. La pièce produit donc un effet qui ne ressemble à rien d’habituel. Il y a quelque chose de nouveau, de troublant, et ceci, sans ostentation. Ce nouveau n’éclate pas, il s’insinue, il ne s’affiche pas, il œuvre en silence. Les premiers spectateurs l’ont sans doute senti : ainsi pourraient s’expliquer, d’une part, le tumulte et l’enthousiasme des premières représentations, et, d’autre part, la somme 202 de conseils et de recommandations auxquels Tchekhov va se conformer en révisant sa pièce. Une des différences les plus notables entre la première version de 1887 – Ivanov est alors une « comédie » – et celle de 1889 – qui devient un « drame » – se trouve dans l’ajout d’explications qu’Ivanov donne à son cas. Par exemple, dans la longue conversation avec Lebedev (scène V de l’acte III), Ivanov est, dans la première version, de plus en plus silencieux. Dans la seconde il cherche en une longue tirade les raisons de sa lassitude et de son incommensurable ennui. D’autres exemples pourraient montrer comment la seconde version est tirée vers la « présentation de cas » qui atté- nue la « nouveauté silencieuse » dont je parlais. Ivanov est un « monstre » : il est injuste avec ses amis à qui il impose un désespoir monotone, il est épouvantablement cruel avec sa femme Anna Petrovna, etc. Et pourtant, je sens que l’intérêt qu’il suscite ne vient ni d’une jouissance fascinée devant le spectacle de la monstruosité, ni d’une attirance complice vers le personnage qui manifesterait ce que je ne voudrais jamais voir sortir du fond de ma propre intimité. Je ne suis, moi spectateur, ni comme ceux qui l’aiment, ni comme ceux qui le haïssent. Quelque chose dans la pièce sus- pend mon jugement, sans pour autant m’éloigner. Les Ivanov, Anna, Borkine, Lebedev, Lvov, Sacha ne sont pas des figurines que je regarde évoluer de loin : je suis profondément impliqué par la scène, mais sans y être. Ni distance épique, ni émotion fusionnelle. Pour comprendre la pièce, et comprendre l’émotion qu’elle suscite, il fau- drait peut-être la considérer d’un point de vue « topologique » auquel Ivanov invite lui-même. Regardons par exemple le long échange entre Ivanov et Lvov, le médecin qui soigne sa femme phtisique (scène V de l’acte I) : LVOV. – […] … Un être qui vous est proche se meurt parce qu’il est proche de vous, ses jours sont comptés, et, vous… vous trouvez le moyen de ne pas l’aimer, de marcher, de donner des conseils, de prendre des poses… Je ne sais pas vous dire, je n’ai pas le don de la parole, mais… mais vous m’êtes profondément antipathique !… IVANOV. – Possible, possible… Vous, du dehors, vous voyez mieux… C’est bien possible que vous me compreniez… Sans doute, je suis très, très cou- pable… […] À cette déclaration d’animosité, Ivanov répond par une approbation. On peut imaginer qu’il agit ici en parfait mélancolique, prompt à s’accuser, mais le point remarquable n’est pas tant qu’il approuve Lvov, « Possible, possible… », mais qu’il transforme une opinion particulière en essence : le « Possible » ne veut pas dire « j’entends que je vous suis antipathique », mais plutôt « il est bien possible que je sois antipathique ». Et comment Ivanov peut-il opérer ce passage du particulier de sa relation à Lvov à ce qui définirait son être même ? En prenant acte du désastre subjectif qui l’empêche de se regarder lui-même. Lvov a raison aux yeux d’Ivanov car il voit « du dehors ». Et Ivanov est incapable de se considérer « du dehors », il est inapte à accomplir aussi peu que ce soit l’exigence philosophique du 203 « connais-toi toi-même ». Ivanov ne se voit pas, et, comme il le répète sou- vent, il ne « se comprend pas ». Dans le spectacle qui s’offre à ses yeux, il y a un trou, c’est lui-même. Son sujet est dévasté de n’avoir aucune exté- riorité à lui-même. Or, moi, spectateur, je suis invité à considérer cette structure – que je dis topologique car elle est quasiment une « géométrie de situation » – où je vois un homme désubjectivé car il n’a plus d’extériorité à lui-même. Je vois donc une pathologie que le médecin Lvov n’aperçoit même pas, ce qui rend impossible d’épouser le point de vue de Lvov. Ivanov ne peut pas m’être antipathique, même quand ses actes ou ses paroles me font horreur.Voilà le trouble très particulier que cette pièce ne peut manquer de susciter chez tout spectateur : je suis mis en position de ne pas haïr un homme détestable. Avant Tchekhov, le théâtre a souvent dit « voici un vice que j’expose pour vous le donner en horreur », ou bien « feignant de vous donner un vice en horreur, je le rends aimable ou fascinant ».Tchekhov est au-delà de ces deux positions. Le bien ou le mal, le beau ou le laid ne sont pas sa pers- pective. Quelle est-elle alors ? Dans une très belle lettre à Souvorine, son éditeur et ami, il donne une piste : « Vous écrivez “ il faut donner à Ivanov quelque trait qui fasse voir pourquoi deux femmes se pendent à son col, pourquoi il est un drôle et le docteur un grand homme”. Si tous les trois2, vous avez ainsi compris, c’est que mon Ivanov ne vaut rien. Mon esprit n’y a sans doute plus rien vu et je n’ai pas écrit ce que je voulais3. » Les objecteurs n’ont effectivement rien compris, ils veulent qu’apparaisse ce qu’un personnage a d’aimable ou de ridicule. Par exemple, le docteur Lvov qu’ils voient en grand homme est selon Tchekhov « un lieu commun incarné ». Et il ne s’agit pas seulement de contester une opinion ou d’une interprétation erronée concernant les personnage : Tchekhov sent bien que corriger le contre sens ne suffit pas, car ce n’est pas la vision du per- sonnage qui est fausse, mais le point de vue lui-même. Il ne suffit pas d’opposer un Lvov « lieu commun » à un Lvov « grand homme ». Ainsi, Tchekhov, après avoir terminé et relu sa longue lettre, ajoute un post- scriptum où il peut serrer de plus près sa pensée : « Je n’ai pas su écrire une pièce. Évidemment, c’est dommage. Je vois en imagination Ivanov et Lvov comme des êtres vivants. Je vous le dis sincèrement, en conscience ; ces gens ne sont pas nés dans ma tête de l’écume de la mer, ni par idées préconçues, ni par “philosophie”, ni par hasard. Ils sont le uploads/Litterature/ a-propos-d-x27-ivanov-jean-loup-riviere.pdf

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