TONY GHEERAERT À LA RECHERCHE DU DIEU CACHÉ. INTRODUCTION AUX PENSÉES DE PASCAL

TONY GHEERAERT À LA RECHERCHE DU DIEU CACHÉ. INTRODUCTION AUX PENSÉES DE PASCAL LA BIBLIOTHÈQUE ÉLECTRONIQUE DE PORT-ROYAL 2007 AVANT-PROPOS L’image de Pascal s’est profondément transformée en quelques décennies : grâce aux avancées récentes d’une critique pascalienne très active, l’image romantique de l’« effrayant génie » a été remplacée par une autre, plus juste, qui met en avant les qualités d’écrivain d’un auteur maître en rhétorique, et celles d’un théologien averti. Notre admiration pour Pascal n’a pas souffert de ce renouvellement : bien au contraire, les travaux récents portant sur les Pensées nous permettent d’entrer plus profondément au cœur d’une œuvre que, décidément, on n’en finira jamais de relire, tant sa richesse paraît inépuisable. Le présent ouvrage, à la frontière de l’essai et du manuel, fut d’abord un cours dispensé à l’université de Rouen (de 2001 à 2003). Il s’efforce de présenter de façon aussi pédagogique que possible ce nouveau visage d’un Pascal qui fut avant tout, comme l’a montré Philippe Sellier, un disciple de saint Augustin. Les principales sources dans lesquelles j’ai puisé pour rédiger ce travail sont : Les Pensées de Pascal, de Jean Mesnard (SEDES, 1993) Pascal et saint Augustin, de Philippe Sellier (Albin Michel, 1995). Port-Royal et la littérature, 2 vol., recueils d’articles publiés par Philippe Sellier (Champion, 1999 et 2000). Littératures classiques, 20, 1994, numéro spécial. Le texte de référence est celui de l’édition Sellier, dont nous adoptons ici la numérotation. Celle-ci est disponible dans la collection Bordas-Classiques Garnier, ou en Livre de Poche. I. CONTEXTES A. L’EGLISE CATHOLIQUE DANS LA FRANCE DU GRAND SIÈCLE : DU TRIOMPHE À LA CRISE Si de nombreux fragments des Pensées contiennent en eux- mêmes un intense pouvoir de suggestion et peuvent nous « parler » directement — point besoin d’un appareil critique pour ressentir un saisissement face au fragment sur les espaces infinis, par exemple — il serait présomptueux de prétendre comprendre l’enjeu des Pensées en faisant abstraction de l’histoire religieuse et des polémiques théologiques qui déchiraient la France d’alors. 1. UN TEMPS DE RECONQUÊTE Sur le plan religieux, le XVIIe siècle est celui de la reconquête catholique : il voit se terminer les guerres de religion qui ont mis la France à feu et à sang à la fin du XVIe siècle, et s’établir de plus en plus fortement la suprématie de l’Église romaine. a) L’esprit de Trente Au XVIe siècle, l’unité de la chrétienté médiévale vola en éclats sous les coups des Réformes protestantes ; Luther, puis Calvin critiquèrent avec vigueur les abus qui régnaient dans l’Église : la vente d’indulgences censées permettre d’acquérir le paradis, l’ignorance des prêtres, la richesse insolente des prélats, le prestige illégitime du pape, et une foi fondée sur la superstition leur semblaient autant d’injustices qu’il fallait « réformer » — d’où le nom de « Réforme » qu’on donne à ceux qui se séparèrent de l’Église de Rome. Mais ce souci réformateur déboucha sur de longs et douloureux conflits qui mirent l’Europe à feu et à sang au XVIe siècle. La France, en particulier, fut profondément À LA RECHERCHE DU DIEU CACHÉ : LES PENSÉES DE PASCAL 6 divisée : le comble de la barbarie fut atteint au moment de la Saint- Barthélémy, en août 1572, lors d’un massacre qui fit 3000 morts à Paris. Au XVIIe siècle, le souvenir de ces guerres de religion qui ont ensanglanté le pays quelques décennies plus tôt s’estompe lentement depuis que les deux partis, protestant et catholique, ont décidé de se « tolérer », c’est-à-dire de se supporter, mutuellement : l’Édit de Nantes (1598), qui autorisait les protestants à célébrer leur culte et à occuper les emplois publics, permit l’apaisement des conflits. La stabilité politique n’était cependant pas assurée à la mort d’Henri IV, en 1610 : elle ne le sera qu’après l’écrasement des derniers foyers de résistance huguenote par Richelieu, en particulier La Rochelle, prise en 1628. Après les hécatombes du siècle précédent, les catholiques peuvent ainsi partir à la reconquête des populations que la propagande protestante avait pu troubler. Le concile de Trente (1545- 1653), s’il n’avait pu réconcilier les protestants et les catholiques, avait néanmoins permis de répondre aux virulentes attaques des luthériens et des calvinistes : les décisions du concile rappellent le bien-fondé du dogme, réaffirment l’autorité de l’Église de Rome, redonnent courage aux catholiques, et fournissent les cadres d’une reprise en main de la hiérarchie. En France, c’est au XVIIe siècle que cette reconquête eut lieu. Pour remédier aux abus dénoncés par les Protestants, on créa des écoles et des séminaires ; on moralisa le clergé, dont le mode de vie n’avait plus grand’chose à voir avec ce qu’on attend d’un prêtre : au début du XVIIe siècle, beaucoup étaient ignorants et il n’était pas rare qu’ils vivent en concubinage. L’action des évêques et des « missions » envoyées dans les provinces pour rechristianiser le pays permit au clergé de retrouver sa dignité. L’esprit de Trente fut également à l’origine de la fondation d’ordres religieux, comme celui des Visitandines, créé par sainte Jeanne de Chantal. L’époque est donc à l’optimisme religieux, favorisé par une ferveur intense et une flambée mystique qui reflète de hautes aspirations spirituelles. La Compagnie de Jésus, c’est-à-dire l’ordre des jésuites, est comme le symbole de cette réforme catholique » tridentine » (=issue du concile de Trente) : fondé en 1540 par saint Ignace, inféodé à Rome et ayant pour principale mission l’apostolat, cet ordre tente de diffuser dans le monde entier le catholicisme tel qu’il a été défini à Trente. Mais les jésuites n’ont pas le monopole de cette défense de la À LA RECHERCHE DU DIEU CACHÉ : LES PENSÉES DE PASCAL 7 foi romaine : des personnalités de premier plan encouragent aussi ce mouvement, comme le cardinal de Bérulle (1575-1629) ; hostile aux jésuites, il n’en est pas moins lui aussi une figure éminente de cette « Réforme catholique » : fondateur de l’Oratoire de France, homme politique plongé dans les polémiques, mais également grand spirituel, Bérulle fournit au catholicisme français une synthèse théologique dont l’influence prédominera pendant tout le siècle à travers un courant qu’on définit habituellement sous le nom d’ « École française de spiritualité », et dont Pascal est héritier. b) Une Église autoritaire malgré des tentations gallicanes La contrepartie de cette cohérence doctrinale retrouvée après le concile de Trente est le dogmatisme : l’Église catholique, qui ne peut plus se permettre de connaître de nouvelles divisions en son sein, pourchasse tous ceux qui sont suspectés de soutenir des propositions hétérodoxes. La clarification a pour prix un surcroît de rigueur et d’intolérance. Contre les protestants, les catholiques réaffirment l’importance de l’institution et du clergé comme intermédiaires entre les fidèles et le sacré. Aussi l’Église prend-elle une forme monarchique et autoritaire, soudée autour de son chef, le pape. L’orthodoxie de la doctrine est surveillée de près dans les séminaires ; le pouvoir des évêques, renforcé, soumet le clergé à un contrôle sourcilleux. Cette volonté de puissance de la part de Rome est parfois perçue comme un empiétement difficile à supporter, même parmi des catholiques sincères. En France, ces catholiques attachés aux prérogatives de l’Église nationale sont les gallicans. Un concordat, signé en 1516, assure d’ailleurs au roi de France d’importantes responsabilités dans l’Église du pays, en particulier dans les nominations aux abbayes et aux évêchés. La foi catholique, au XVIIe siècle, n’est en rien une affaire individuelle : elle ne peut se déployer que dans le cadre de l’institution ecclésiale et suppose la soumission au prêtre et la participation à la vie de la communauté ; toute opposition est sentie non comme une question de conviction personnelle, mais comme une menace sociale et politique. À LA RECHERCHE DU DIEU CACHÉ : LES PENSÉES DE PASCAL 8 2. UNE DÉCHIRURE THÉOLOGIQUE : LA QUESTION DE LA GRÂCE Aussi, toute attitude qui paraît remettre en cause l’autorité de Rome, ou contester la doctrine officielle, est-elle suspecte et pourchassée. Le problème est que, sur le plan théologique, le concile de Trente a laissé ouvertes des questions centrales, en particulier celle concernant la grâce, c’est-à-dire l’aide surnaturelle qui rend l’homme capable d’accomplir la loi de Dieu et de parvenir au salut. Toute la question est de savoir si l’homme est libre de participer à son salut, ou si l’initiative vient de Dieu seul. Or, ce problème, qui semble pointu, recouvre en fait des questions métaphysiques et anthropologiques fondamentales : c’étaient les divergences sur les questions de la grâce qui rendaient compte de toutes les dissensions entre protestants et catholiques. En refusant de trancher, le concile de Trente rend la crise inévitable au sein même du catholicisme : elle explosera au moment de l’épisode « janséniste ». Mais sur quoi porte cette discussion, qui nous semble aujourd’hui si oiseuse, et qui troubla autant la vie politique et religieuse du XVIIe siècle ? Au-delà de vétilles théologiques, ce sont des conceptions de l’homme et du monde, et même des choix politiques et sociaux qu’engagent ces débats infinis sur la grâce. Tout part du récit biblique de uploads/Litterature/ a-la-recherce-du-dieu-cache.pdf

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