1 À la lisière des mots : traduire un poème? C O M M U N I C A T I O N D E F E
1 À la lisière des mots : traduire un poème? C O M M U N I C A T I O N D E F E R N A N D V E R H E S E N À L A S É A N C E M E N S U E L L E D U 1 3 J U I N 1 9 9 8 a plupart d’entre vous ont constaté comme moi, depuis une quinzaine d’années, la prolifération répétitive d’essais, d’études, d’articles, de colloques et d’Actes en tous genres, sur la traduction littéraire. Ces travaux (la Bibliothèque de Strallen, en Allemagne, en compte plus de 90.000 1) de «traductologie» témoignent du niveau généralement exemplaire de la traduction d’œuvres contemporaines ou même anciennes. La traduction dite littéraire implique la traduction de poèmes. Elles ont indiscutablement une base commune, mais singulièrement étroite, et leurs orientations sont radicalement divergentes. Le poème est étranger à la discursivité linéaire du roman ou de l’essai. L’espace du mot, dans un poème, n’est en rien réduit par son entrée en phrase 2 que lui impose la continuité syntaxique de l’écriture romanesque ou conceptuelle. Il fallait toute l’intelligence d’un Maurice Blanchot, d’un André du Bouchet 3, ou bien encore d’un Antoine Berman dont les ouvrages trop peu connus sont d’un extrême intérêt 4, pour définir quelques similitudes et certaines facultés langagières communes aux divers champs de traductions. On a du reste rarement souligné la pertinence d’un article de Maurice Blanchot, intitulé «Reprises», paru dans le 1 E.U.K. - Europäische Übersetzerkollegium. Strallen, R.F.A. Cf. La quinzaine littéraire, n° 732, 1998. 2 Cf. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Comp’Act, 1993, p. 65. 3 André du Bouchet, «Note sur la traduction», dans Ici en deux, Mercure de France, 1986. 4 Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, N.R.F., 1984; Les tours de Babel (ouvrage collectif), Trans-Europ-Represse, Mauvezin, 1985; Pour une critique des traductions : John Donne, N.R.F., 1995. L 2 numéro 93 de la N.R.F. de 1969 (republié sous le même titre, dans L’amitié, N.R.F., 1971, p. 69-73). Les cinq pages de Maurice Blanchot, citées intégralement, permettraient de n’y rien ajouter, l’essentiel étant dit. Je cite quelques lignes : «Le traducteur est un écrivain d’une singulière originalité, précisément là où il paraît n’en revendiquer aucune. Il est le maître secret de la différence des langues, non pas pour l’abolir, mais pour l’utiliser, afin d’éveiller, dans la sienne, par les changements subtils ou violents qu’il lui apporte, une présence de ce qu’il y a de différent, originellement, dans l’“original”.» La traduction, ajoute Maurice Blanchot, consiste à formuler «une identité à partir d’une altérité… rendant visible ce qui fait que toute œuvre sera toujours “autre”, mouvement dont il faut précisément tirer la lumière qui éclairera, par transparence, la traduction.» Ces quelques mots mériteraient un long commentaire. Je me bornerai, très simplement, à quelques remarques notées en marge au cours de certaines traductions de poèmes, et me référerai seulement à cette expérience personnelle. Il va de soi que demeurer prisonnier de celle-ci témoignerait de l’égotisme le plus obtus, mais, correctement évoquée, je pense qu’elle peut éviter les théorisations idéologiques et permet une réflexion qui ne soit pas coupée de ses sources. Je reconnais, avec Antoine Berman, que tenter d’élaborer une théorie de la traduction est non seulement utopique, mais fallacieux, et que nous n’avons accès, peut-être, qu’au «lieu ouvert et tournoyant d’une réflexion 5«. L’identité dont parle Maurice Blanchot n’est pas explicitement celle de l’œuvre originale, plutôt celle qui se situe, non au-delà ni au-dessus d’elle, mais entre elle et sa transposition. L’identité de l’œuvre source ne peut, de toute manière, être tenue pour un en-soi, pour un absolu. Le poème à traduire se présente comme «un phénomène en phase d’instabilité» (Jacques Garelli 6), du moins si on le tient pour un organisme vivant, en provisoire léthargie au fond d’un livre. La forme trompeusement ne varietur qu’il offre sur le papier ne figure que l’étape du cheminement dans le cours duquel l’insèrent l’auteur, le traducteur et le lecteur (la traduction est un jeu qui se joue non à deux, mais à trois). Le fixisme d’une forme poétique est une vue de l’esprit. Cette forme devient elle-même, ou 5 A. Berman, «La traduction et la lettre», dans Les tours…, op. cit., p. 39. 6 Jacques Garelli, Rythmes et mondes, Million, 1991, p. 133. 3 plutôt advient à elle-même, se crée en quelque sorte, grâce à une lecture qui suscite, qui «provoque» les potentialités d’un texte inerte jusqu’à l’instant où il se transforme, prend au moins l’une de ses formes possibles, en fonction de la stimulation dont il est l’objet. Transformation qui permet l’économie — ce qui n’est pas sans prix — de toute illusoire transcendance. Un texte poétique est tou- jours en attente d’être. Paul Valéry l’avait bien vu : «L’œuvre dure tant qu’elle est capable de paraître tout autre que son auteur l’avait faite 7.» La lecture de son texte par l’auteur lui-même n’est ni univoque ni réductrice, mais ouvre, en principe du moins, comme celle du traducteur, tout le champ des possibles au départ d’une structure apparemment intangible. Toute traduction se présente, par nature, comme une interrogation sur l’activité poétique. Elle est aussi accompagnement, à des moments précis et répétés, de ce cheminement auquel participe le traducteur pour des raisons éventuellement discernables mais strictement personnelles. Le choix qu’il fait de traduire certains poèmes ne répond nullement à une sorte de manque compensatoire, comme on l’a suggéré. Il répondrait plutôt au désir ou au besoin qu’éprouve le traducteur de faire l’expérience d’une autre identité, non pour enrichir égoïstement la sienne (encore que cet enrichissement soit énorme), ni pour s’en revêtir comme d’un déguisement, mais pour trouver en soi la confirmation que l’acte poétique ne peut advenir, ne peut se vivre, qu’au confluent, au croisement, d’identités multiples et diverses. Bien sûr, certaines affinités sensibles ou mentales déterminent souvent le choix des œuvres à traduire, mais il peut aussi bien être suscité par de stimulantes divergences. Il s’agit, au départ de toute traduction, d’avoir assimilé au mieux la langue d’usage de l’auteur, ce qui est de toute évidence fondamental, et condamne toute adaptation à partir d’une version littérale fournie par un intermédiaire. Mais il est également indispensable et infiniment plus difficile de se mouvoir dans la langue spécifique, et davantage encore dans le langage propre d’un poète particulier, en même temps que dans son univers sensible et mental. L’espagnol de Huidobro, de Juarroz ou de Silva Estrada est bien toujours l’espagnol, mais nettement différencié, ce qui ne l’empêche pas d’interférer de manière particulière dans leurs langages poétiques propres. 7 Paul Valéry, Tel quel I, dans Œuvres, t. II, Pléiade, p. 561. 4 Dans le domaine français il est par exemple notoire que la langue usuelle de René Char entretient avec son langage de poète des rapports extrêmement étroits mais transformateurs qui les situent sur des plans radicalement différents. Ce n’est donc pas seulement au niveau linguistique d’usage que se situe le traducteur de poèmes, tant en ce qui regarde la langue source que la langue seconde, non plus qu’à leur niveau conceptuel. La «pensée» du poème ne s’exprime pas sur le plan des concepts (ce qui est affaire de la philosophie). Le traducteur français ne peut l’oublier, sous peine d’étendre abusivement le pouvoir traditionnel de sa langue naturellement portée à en faire grand usage. Cette «pensée» s’exprime sur le plan bien différent de la saisie du fait poétique, de l’événement poétique qui se produisent en parallèle avec la formation des concepts, sans se confondre avec eux (il faudrait ici faire place aux percepts de Gilles Deleuze). Où le traducteur tente-t-il de se placer, s’il veut éviter les pièges d’un transfert strictement linguistique, ceux d’une déviance conceptuelle, ainsi que le renchérissement métaphorique à tendance esthétisante ou explicative? Il ne peut se situer qu’au lieu poétique proprement dit et plus exactement, pour reprendre la définition qu’en donne Jacques Garelli, au lieu pensant du poème 8. Nous y reviendrons. Jean Paulhan, dans Braque le patron, dit : «l’homme qui a inventé, après Cézanne, la peinture moderne, est aussi celui qui sait la protéger de l’indiscrétion.» Le traducteur, lui, pratique une incroyable indiscrétion dès l’instant où il se met à traduire un poème. Il fait incursion violente dans une œuvre jusqu’à cerner, en son tréfonds, l’endroit où opère son éventuel secret qu’il pourrait être tenté de divulguer. Or, il est tenu, s’il l’a situé, de le transmettre tel que l’auteur n’a pu faire autrement que de le «montrer», et tel qu’il se manifestait en lui. Il s’agit, sans plus, d’éclairer ce «noyau» central, de saisir «les signes qu’il [le monde] nous fait et que nous ne voyons pas» (Paul Willems, Un arrière-pays, Université catholique de Louvain, 1989, p. 35). Le traducteur se garde bien de vouloir révéler ce que les mots «auraient pu dire, et ce qu’il taisent», comme le note Michel Collot à propos de Jules Supervielle 9. L’image du «noyau» est assez facile, sauf s’il s’agit d’un noyau de silence. Car ce noyau n’est uploads/Litterature/ a-la-lisiere-des-mots-traduireun-poeme-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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