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UDK 821.133.1(663:=96).09-312.7 Ba M. AMBIGUITES GENERIQUES DANS UNE SI LONGUE LETTRE DE MARIAMABA Florence Gacoin-Marks Synopsis La presente contribution a pour objectif de replacer Une si tongue lettre de la romanciere senegalaise Mariama Ba dans le contexte du genre epistolaire, d'une part, en montrant son caractere hybride sur le plan formel ( ce roman peut etre envisage a la fois comme une lettre, un journal intime et un roman a la premiere personne) et, d'autre part, en determinant comment le choix de ce genre specifique, qui implique I 'existence d'un narrataire ( destinataire de la lettre ), contribue a la transmission du llles~age ideol()gique ( feministe) au ccxmr du pm jet: romanesque de Mliria111a Ba. INTRODUCTION Genre mineur et desuet en Europe des la seconde moitie du XIX0 siecle, le roman epistolaire n'est pas tres represente non plus dans les litteratures africaines. 1 Avant la parution d' Une si tongue lettre de Mariama Ba en 1979, seuls quatre romans africains relevent de cette forme : Lettres d'un Africain, recit epistolaire ( 1955) du Malien Ibrahima Mamadou Ouane, Un Negre a Paris (1959) de l'Ivoirien Ber- nard Binlin Dadie, Lettres kinoises : roman epistolaire (1974) du Zalrois Nsimba Mumbamuna et Sans tam-tam ( 1977) du Congolais Henri Lopes.2 Pourtant c'est a cette forme rare que Mariama Ba, romanciere senegalaise pionniere de la litterature feminine et feministe africaine, a recours dans son premier roman. Dans un entre- tien, elle s'en explique ainsi : « J'ai voulu donner a l'a:uvre une forme originale au lieu de faire l'etemel roman qui commence parje ou qui debute par il y avait. J'ai voulu une forme originelle et abordable et comme ce sont deux femmes, je crois que le procede de la lettre se prete mieux a la voix de la confidence. »3 Pour Mariama I Sur l'epistolaire dans Jes litteratures afiicaines, voir: Mwamba Camakulu, Forme epistolaire et pratique litteraire en Afrique francophone. Etat des Lieux, Saint-Louis, Xamal, 1996. 2 Aces quatre romans, il convient d'ajouter Lettres de ma cambuse (1956) du Camerounais Rene Phi- lombe, une longue nouvelle,« Lettres de France», publiee dans le recueil Voltai'que (1962) du Senegalais Ousmane Sembene et un roman ou Jes lettres occupent une place tres importante, La Nouvelle romance (1977) d'Henri Lopes. La fonction du genre epistolaire est generalement de permettre la mise en presence et la confrontation de deux environnements culturels tres differents (I' Afiique et !'Europe). 3 Bamba Diallo et E. Sow, « Mariama Bit, Propos », in : Zone 2, 1979, n° 26, p. 19. 187 Ba, le roman epistolaire est done, en quelque sorte, le genre litteraire feminin par excellence.4 Or, comme l'ont deja souligne les chercheurs - sans toutefois rentrer dans les details - la forme dont releve Une si longue lettre est complexe, ambigue. 5 Ainsi, Rene Larrier remarque que « roman epistolaire,joumal intime, memoires sont toutes les formes ecrites dont les structures sont combinees, etendues et retravaillees par Ba ».6 I1 convient done d'observer brievement ce que la romanciere senegalaise a retenu de chacune des formes ainsi mises en presence et comment le genre ainsi renouvele est particulierement apte a vehiculer le message que l' ecrivain cherche a exprimer dans son roman. 7 1. ELEMENTS RELEVANT DU ROMAN EPISTOLAIRE Les principales caracteristiques du roman epistolaire peuvent etre resumees par les points suivants : - le roman epistolaire propose une communication entre deux personnes, done supposant !'existence d'un «je »et d'un «tu» clairement identifies (un expediteur, qui signe de son nom sa ou ses lettres, et un destinataire, que l' expediteur appelle par son nom ou par une autre formule d'appel); - en tant que « mise en ecriture » d'une communication, i1 implique souvent le re- cours a un registre de langue se rapprochant de l' oralite, de la parole du personnage8 ; - en tant que forme particuliere de l'ecriture a la premiere personne, il plonge le lecteur dans l'intimite du personnage; - i1 est ecrit majoritairement au present et propose done une histoire OU un etat d'esprit en pleine evolution, qui se construit au fur et a mesure, tout au long du texte; - sa valeur n'est pas seulement informative mais aussi pragmatique (comme le souligne Edgar Pich dans son ouvrage sur Memoires de deuxjeunes mariees de Balzac 4 C' est egalement ce que constate Jacques Versini dans son ouvrage sur le roman epistolaire : « Consacre aux femmes, compose bien sou vent par des femmes, le roman par lettres a pour premier public les femmes » (Jacques Versini, Le Roman epistolaire, p. 60). En realite, dans le cas de Mariama Ba, d'autres motivations, conscientes ou non, peuvent peut-etre expliquer le choix de la forme epistolaire, notamment le besoin de se cacher derriere un personnage de fiction pour delivrer son propre message feministe. Dans sa conference intitulee «La fonction politique des litteratures africaines ecrites » (voir bibliographie ), Mariama Ba souligne elle-meme la stigmatisation dont sont victimes les femmes osant exprimer ouvertement leurs revendications et meme Jes inscrire durablement sur le papier. Au sujet des conditions de la« prise de parole» des femmes africaines, voir : Christophe L. Miller, Theories of Africans : Francophone Literature and Anthropology in Africa, Chicago, University of Chicago Press, 1990 (chapitre 6: «Senegalese Woman Writers, Silence and Letters: Before the Canon's Roar»). 5 Voir les travaux de Mineke Schipper, Florence Stratton, Christophe L. Miller, Renee Larrier et Josias Semujanga, Josias cites dans la bibliographie secondaire. 6 Rene Larrier,« Correspondance et creation litteraire ... »,op. cit., p. 747. «An epistolary novel, a diary, a memoir are all written forms whose structures Ba combines, extens and reworks. » 7 Comme le montrent certains chercheurs, dont Max Andreoli, le roman epistolaire de Balzac n'est pas exempt, Jui non plus, d'ambigui:tes. II suffit de comparer le titre,« Memoires de deuxjeunes mariees », qui laisse attendre un recit autobiographique, et le contenu de l'reuvre, un echange epistolaire polyphonique (majoritairement a deux voix). Voir : Max Andreoli, « Un roman epistolaire : Jes Memoires de deux jeunes mariees »,pp. 256 et suiv. 8 Sur Jes signes de I' oralite dans Une si tongue lettre, voir : Larrier, Renee : « Correspondance et creation litteraire : Mariama Ba's Une si tongue lettre »,op. cit. pp. 747-753. 188 (roman paru pour la premiere fois en 1842), « les lettres font quelque chose ou tentent de faire quelque chose : seduire, persuader OU dissuader, inviter et refuser une invita- tion, etc. ».9 Une si longue lettre se presente sous la forme d'un roman epistolaire «a une voix », « monodique » ou « monophonique »10 constitue d'une seule « longue » lettre divisee en vingt sept sections ou chapitres. La lettre commence par une formule d' appel ( « A'issatou, ») et est dos, environ cent cinquante pages plus loin, par la signature de son expediteur, « Ramatoulaye ». On ne peut done pas parler d'echange epistolaire. Par ailleurs, les deux premiers tiers du texte relatent des evenements passes. On ne peut done pas dire que la lettre permette de mettre en scene des personnages en cours d'evolution: les jeux sont deja faits au moment ou Ramatoulaye commence son recit. N otons que, bien que cette « si longue lettre » soit condamnee a ne jamais parvenir a sa destinataire et done a ne jamais recevoir de reponse, les deux « amies » sont en contact tout au long des evenements qui font l' objet du recit. Elles entretiennent meme une relation epistolaire suivie a laquelle la narratrice fait plusieurs fois reference : « comme tes lettres me le disent » (Une si longue lettre, p. 66), « toutes tes lettres » (Ibid, p. 133), « l'ecriture soignee qui te re:flete » (Ibid, p. 133). Dans les dernieres phrases du roman, elle annonce que cette « longue lettre » n'est probablement pas la derniere: «Tant pis pour moi sij'ai encore a t'ecrire une si longue lettre ... »(Ibid, p. 105). La« si longue lettre » est done une sorte de lettre perdue, sans fonction pragma- tique, a l'interieur d'une correspondance reciproque. Enfin, en examinant les differentes sections constituant le roman, nous constatons que la « longue lettre » ne s' adresse pas a un seul destinataire. Ainsi, la cinquieme section comporte un passage entier adresse aux invalides ( Une si longue lettre, pp. 30-31 ). Fait plus spectaculaire encore : la sixieme section est toute entiere adressee a un « tu » que le lecteur identifie rapidement comme etant Modou Fall, le defunt mari de la narratrice, et non A'issatou, l 'amie intime interpellee au de but du roman et omnipresente dans toutes les autres sections. Vers la fin de cette section, cette derniere est meme mentionnee a la troisieme personne du singulier : « L'in- troduction dans notre cercle de ton ami Mawdo Ba changera la vie de ma meilleure amie, A'issatou » (Une si longue lettre, p. 35). La cinquieme section pouvant done legitimement etre consideree comme une lettre au defunt Madou Fall, ce qui fait que le roman de Mariama Ba uploads/Litterature/ 6022-article-text-12242-1-10-20160222-pdf.pdf

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