www.comptoirlitteraire.com André Durand présente ‘’Le bateau ivre’’ (1871) Poèm

www.comptoirlitteraire.com André Durand présente ‘’Le bateau ivre’’ (1871) Poème de RIMBAUD Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. 5 J'étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais. Dans les clapotements furieux des marées, 10 Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants, Je courus ! Et les Péninsules démarrées N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots 15 Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots ! Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures, L'eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures 20 Me lava, dispersant gouvernail et grappin. Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d'astres et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ; 1 25 Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l'amour ! Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes 30 Et les ressacs et les courants: je sais le soir, L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes, Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir ! J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, 35 Pareils à des acteurs de drames très antiques, Les flots roulant au loin leurs frissons de volets ! J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, 40 Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l'assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ! 45 J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux ! J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses 50 Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant ! Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises ! Échouages hideux au fond des golfes bruns 55 Où les serpents géants dévorés des punaises Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums ! J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants. - Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades 60 Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants. Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux... 65 Presque île, ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. 2 Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons ! Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, 70 Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ; Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur 75 Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d'azur ; Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques 80 Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ; Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l'Europe aux anciens parapets ! 85 J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur: - Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles, Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur? Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 90 Toute lune est atroce et tout soleil amer : L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé 95 Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes, 100 Ni nager sous les yeux horribles des pontons. Analyse Ce fut le dernier poème écrit à Charleville, avant le départ de Rimbaud pour Paris, où il le porta lui-même à Verlaine à la fin de septembre 1871.« Voilà ce que j'ai fait pour leur présenter en arrivant », aurait-il dit à Delahaye. Verlaine a parlé avec enthousiasme de ce poème, qui est vite devenu célèbre. C’est un récit d'aventures sur la mer qui fut composé par un jeune homme de dix-sept ans qui, en septembre 1871, ne connaissait que le nord-est de la France et la Belgique grâce à ses trois courtes fugues, qui n'avait jamais vu la mer. Il a pu se servir de ses souvenirs de navigations enfantines sur la Meuse endormeuse, en compagnie de son frère, Frédéric, Delahaye ayant 3 rappelé dans ses ‘’Souvenirs’’ comment souvent, avant d'aller au collège, ils manœuvraient une petite barque attachée au bord de la Meuse, pas très loin du Vieux Moulin qu’ils s'amusaient à faire ballotter en lui imprimant un mouvement de balancement, Arthur regardant ensuite « s'aplanir les flots calmés peu à peu ». ‘’Le bateau ivre’’ avait été annoncé par ‘’Les poètes de sept ans’’, pièce datée du 26 mai 1871, c'est-à-dire de trois ou quatre mois avant. Comme l'indique le titre, Rimbaud y décrivit sa vie et ses sentiments à l'âge de sept ans lorsqu'il se complaisait à faire « des romans sur la vie au grand désert », en s'imaginant au milieu de « forêts, soleils, rives, savanes », en rêvant « la prairie amoureuse, où des houles lumineuses [...] font leur remuement calme». Son « roman sans cesse médité» était : « Plein de lourds ciels creux et de forêts noyées, De fleurs de chair aux bois sidérals déployées. » Non seulement cette pièce offrait déjà le vocabulaire et la mise en scène du ‘’Bateau ivre’’, mais, en outre, les deux derniers vers annonçaient cette métaphore du poète-bateau qui allait dominer le deuxième poème, car Rimbaud se dépeignit « seul, et couché sur des pièces de toile Écrue, et pressentant violemment la voile ! » Mais pourquoi, l'imagination libérée par le simple contact avec ces morceaux de toile, Rimbaud voulait-il s'enfuir vers des rives lointaines à bord d'un voilier? Le début des ‘’Poètes de sept ans’’ ne laisse aucun doute : c'était parce qu'il ne pouvait déjà plus tolérer la discipline imposée par sa mère trop autoritaire : « Et la mère, fermant le livre du devoir, S'en allait satisfaite et très fière, sans voir, Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences, L'âme de son enfant livrée aux répugnances. Tout le jour il suait d'obéissance ; très Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies ! » Ce qu'il désirait ardemment, cet enfant trop discipliné, c'était la liberté, « la Liberté ravie », comme il l'appelle dans un vers au milieu du poème, dotant ce terme, comme celui de « Mère» d'une majuscule, comme pour symboliser que c'étaient là les deux pôles du monde de son enfance. Or, si Rimbaud pouvait déjà, à sept ans, traverser en imagination des « prairies amoureuses », des « houles lumineuses», des « forêts noyées », des « bois sidéraIs », de « lourds ciels ocreux », n'est-il pas tout naturel qu'à dix-sept ans il puisse s'imaginer faisant des voyages encore plus vastes tels qu'il les décrivit dans ‘’Le bateau ivre’’? D'autant plus qu'il avait alors goûté momentanément cette liberté ravie pendant ses trois fugues à Paris, à Bruxelles, et de nouveau à Paris vers la fin de 1870 et au début de 1871. D’autre part, il faut remarquer que ce poète, si précoce fut-il, si original se croyait-il, resta en partie tributaire de son âge. Par moments, ‘’Le bateau ivre’’ sent encore son collégien : il ressemble par le sujet à ces narrations qui, du temps d’Izambard, son professeur à Charleville, se traitaient jusqu’en classe de première : « Un bateau, perdant son équipage, part à la dérive. Vous le ferez parler. Vous montrerez la joie qu’il éprouve uploads/Litterature/ 261-rimbaud-le-bateau-ivre.pdf

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