1 La phraséologie entre fixité et congruence, Hommage à Salah Mejri, dirs. Ines

1 La phraséologie entre fixité et congruence, Hommage à Salah Mejri, dirs. Ines SFAR et Pierre-André BUVET, Louvain-la-Neuve, 2018, Editions Academia, pp.345-364. chap. 21 L’impact du système d’écriture sur l’analyse du mot en français et en japonais Introduction Pour rendre un hommage lexical autant qu’amical à Salah Mejri à l’occasion de son soixantième anniversaire, j’ai choisi la question du mot. Elle évoque, en effet, nos discussions passionnées dans des cadres variés : grisaille académique de Paris, rumeurs et parfums de Tunis, chaleur moite de Tokyo, et surtout une certaine terrasse d’El Kantaoui, face à la Méditerranée, qui relevait nos débats linguistiques cum grano salis. Par ailleurs, le mot est au centre des travaux de Salah Mejri sur la polylexicalité, le figement, les dictionnaires électroniques, etc.. C’est sous l’angle inhabituel de l’écriture que je me propose ici d’aborder le mot, d’un point de vue linguistique. Dans un premier temps, je reviendrai sur son traitement paradoxal. En théorie, les linguistes sont unanimes à ne reconnaître que le mot oral. Mais, en pratique, ils se basent sur sa forme graphique, en partant du présupposé tacite ou explicite, que celle-ci n’est qu’une notation, plus ou moins fidèle, de sa forme phonique. Ils partagent par là le point de vue du profane et de la plupart des spécialistes, enseignants, historiens, anthropologues, psychologues et neuro-scientifiques. Dans un second temps, je montrerai que les rapports entre mot écrit et mot prononcé sont loin d’aller de soi et que tout système d’écriture interpose un biais qui contribue à découper les unités signifiantes d’une langue. A cet effet, j’examinerai un cas exemplaire : la double analyse que l’on peut faire des formes verbales en japonais, selon que l’on utilise le système syllabo-sémantique de l’écriture japonaise ou une transcription en alphabet latin. 1. Le statut conflictuel du mot oral et du mot écrit en linguistique Il suffit de parcourir la littérature linguistique qui a cours aujourd’hui pour constater la suprématie théorique absolue du mot oral1. Cette suprématie se manifeste notamment au niveau descriptif par l’absence d’un domaine graphique aux côtés de ceux, classiques, de la phonétique/phonologie, de la morphologie, de la syntaxe, du lexique ou de la sémantique. Par exemple, la théorie saussurienne du signe linguistique – unité abstraite de la langue dont le mot fournit « une idée approximative » concrète – associe un signifié ou idée à un signifiant ou image acoustique, notée par une transcription phonétique, Seule est prise en compte la relation « pensée-son » 2, sans mention d’une relation « pensée-graphie » dans la lecture silencieuse, ni des rapports entre « image graphique » et « image acoustique » d’un mot. De leur côté, les différentes théories linguistiques contemporaines ne prennent en compte que la dimension phonologique des langues. Ainsi, la grammaire générative transformationnelle de Chomsky ignore toute composante graphique et ne retient qu’une composante phonologique, associée à une composante sémantique, qui sert à interpréter la 1 Le terme mot oral renvoie à la fois au mot prononcé et au mot perçu, tout comme mot écrit le fait au mot lu et au mot écrit, en neutralisant des distinctions importantes, mais non pertinentes pour mon propos. Il serait bon aussi de poser la question du rapport entre mot signé et mot écrit chez les mal- entendants et entre mot phonique et mot tactile écrit en braille chez les mal-voyants. Les abrévations et la sténo sont des notations secondaires, qui relèvent d’une autre problématique. 2 Cf. Saussure, Cours de Linguistique générale, 1975 < 1913> : 147. 2 composante syntaxique de base. Ou encore, le Modèle Sens-Texte [= MST] de Mel’čuk qui sous-tend son Dictionnaire Explicatif et combinatoire (DEC), postule une relation d’implication réciproque entre des « objets symboliques formels appelés Représentations Phoniques [=Rphon] et des « objets symboliques formels appelés Représentations sémantiques [= RSém] », mais ignore la représentation graphique des mots. En conséquence, un article du DEC « se compose de trois zones majeures » : 1) zone phonologique (= le signifiant de la lexie vedette L3) 2) zone sémantique (=le signifé de L) 3) zone de combinatoire (= le syntactique de L) (Mel’čuk et alii, 19954) I. Mel’čuk justifie l’absence d’une zone graphique » en précisant : la langue existe oralement, et c'est comme telle qu'il faut la décrire. Dans un modèle linguistique d'une langue comme le français ou le russe, il faut, bien entendu, inclure un sous-module orthographique5. Une des principales raisons de l’ostracisme frappant le mot écrit tient à un a priori plus ou moins inconscient qui fait du mot graphique une notation du mot phonique. D’où la réhabilitation du mot graphique dont Maurice Gross se fait l’avocat : Traditionnellement, le mot est une unité minimale de discours qui s'obtient par observation de récurrences dans des textes. L'objet de la linguistique étant la langue parlée, les découpages devraient être effectués sur des formes phoniques. Toutefois, [...] l'acoustique physique [...] ne permet pas d'obtenir un découpage du son qui ressemblerait même de loin à un découpage en mots. Il n'existe donc pas d'autre possibilité que de définir le mot à partir de la forme écrite de la langue. Car, argumente-t-il, la forme écrite est une transcription invariante qui fixe une forme phonique instable : Cette position peut sembler paradoxale, mais elle est justifiée par le fait que la forme écrite est une représentation de la forme phonique et les formes écrites sont les seules conventionnellement bien définies, puisque l’alphabet et son usage sont normés. (cité dans Petiot et Reboul-Touré, 2009 : 66) De fait, la plupart des linguistes lui emboîtent le pas, sans en avoir vraiment conscience. Ils étudient les « mots » sous leur forme écrite plutôt qu’orale, qu’il s’agisse de citation d’exemples, de traitement automatique des langues (TAL) ou de statistiques. Par exemple, Cartier et Isaac (2009 : 145) remarquent que la notion préscientifique de mot, bien que souvent critiquée et concurrencée par d’autres unités techniques est l’une des notions « qui a le mieux résisté au travail linguistique » et reste centrale dans le TAL : L’analyse automatique d’un texte se décompose traditionnellement en étapes successives : le découpage (ou segmentation) de la chaîne graphique ou orale, l’analyse morphologique, l’analyse syntaxique et l’analyse sémantique. Aucune différence n’est faite ici pour le français entre chaîne parlée et chaîne écrite, alors même que les blancs typographiques et la ponctuation introduisent un découpage lexical ou fonctionnel, différent de la prononciation syllabique et prosodique de l’énoncé oral. Découpage qui résulte de l’introduction de conventions graphiques visibles mais non audibles, 3 « la RPhon est écrite en utilisant une transcription phonétique quelconque », est-il spécifié dans Mel’čuk 1997 : 13). 4 Je remercie vivement I. Mel’čuk pour toute la documentation qu’il m’a si aimablement envoyée et en particulier de l’envoi d’une version manuscrite (non paginée) de son ouvrage (ILEC) aujourd’hui épuisé, dont cette citation est tirée. Merci aussi pour toutes les réponses à mes questions. 5 Communication personnelle (e-mail du 31/07/2012) . 6 Extrait d’Ibrahim (1989 : 58) qui rapporte la réponse de Maurice Gross à la question : « qu’est-ce qu’un mot ? ». 3 qui peu à peu détachent l’écriture et la lecture silencieuse de l’oralité, en mobilisant des réseaux cérébraux distincts7. Désormais le mot se définit à travers une image graphique stable, ou figura, qui fixe tout autant qu’elle transcrit son image phonique ou dictio8. Rien d’étonnant dès lors à ce que les linguistes étudient de préférence les mots orthographiés de façon conventionnelle plutôt que les mots prononcés de façon variable dans la langue parlée. D’autant que le français écrit standard, le seul à faire l’objet d’un enseignement scolaire, est mieux connu que le français parlé dont la description linguistique a commencé seulement à partir des années 19709. Mais n’est-ce pas oublier que la forme écrite du mot n’est pas une simple transposition de sa forme phonétique ? Comme le rappelle S. Dehaene dans Les neurones de la lecture (2007) : Un texte écrit n’est pas un disque de haute fidélité. Il ne vise pas à restituer la parole telle que nous la prononçons, mais plutôt à la coder à un niveau plus abstrait afin que nous puissions facilement en recouvrer les mots et le sens. Ce que S. Dehaene illustre par un exemple : l’enchaînement à la finale du mot précédent que déclenche l’initiale vocalique du mot an : Devrions-nous écrire : « un nan, trois zan, vingt tan ?10 » (…). Il n’est donc pas possible d’adopter une transcription servile des sons en lettres. Bien souvent la régularité de la transcription phonétique doit être sacrifiée au profit de la notation des mots. (Dehaene 2007 : 62-63) La prégnance de l’écriture est telle qu’elle supplante souvent le déroulement temporel de la parole dans la description d’un énoncé oral. Bon nombre de linguistes ne parlent-ils du mot de droite ou de gauche pour désigner un mot qui vient avant ou après un autre ? Et pour comble, toute étude de la langue parlée passe par des enregistrements qu’il faut transcrire. Ce qui représente une tâche difficile, avec des conventions qui varient suivant uploads/Litterature/ 2018mejri-mot-jp-it-relu-2017.pdf

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