Amidu Magasa Papa-Commandant a jeté un grand filet devant nous Les exploités de

Amidu Magasa Papa-Commandant a jeté un grand filet devant nous Les exploités des rives du Niger 1900-1962 FRANÇOIS MASPERO 1, place Paul-Painlevé PARIS-V* 1978 A la mémoire de Seebugu-Baba, dit Dankelen et de toutes les victimes des travaux forcés. LES SIGLES A. N. Archives nationales A. O. F. Afrique occidentale française E. N. I. Economie nationale indépendante G. F. E. Grande famille étendue P. P. S. Parti progressiste soudanais S. T. I. N. Service temporaire d'irrigation du Niger S. C. A. O. N. Syndicat des colons et agriculteurs de l'Office du Niger S. T. O. Service du travail obligatoire T. C. I. Travail contractuel imposé T. O. M. Territoire d'outre-mer U. S.-R. D. A. Union soudanaise, section du Rassemblement démocratique africain I. S. H. M. Institut des sciences humaines du Mali E. H. E. S. S. Ecole des hautes études en sciences sociales C. N. R. S. Centre national de la recherche scientifique Les documents Nous donnons en totalité les témoignages de nos informateurs ; toutefois, nous les citerons en extraits dans le corps du texte à titre d'illustration. L'orthographe des mots africains C'est celle adoptée par la conférence de l'U. N. E. S. C. O. de 1966 à Bamako relative à la transcription des langues africaines et le décret n° 85/P. G. R. M. fixant l'alphabet des langues nationales bambara, peul, sonrhaï et tamasheq. Les textes bam- bara ont été transcrits selon l'application officielle de ces règles. On notera un certain écart entre ces textes et leur traduction en français que nous avons voulue libre, car le style et la maîtrise de la langue bambara varient entre les « travaux forcés » de Segu, ceux de l'Office du Niger et les colons mosi de cette entreprise. Préface Les paysans maliens n'ont pas oublié. Quand on les interroge sur la « deuxième portion du contingent », ils écartent le sujet en riant : il n'est pas poli d'accabler les autres de ses malheurs. Ils rient aussi parce qu'ils sont gênés d'évoquer devant un Français avec quelle férocité se sont conduits ses compatriotes et représentants à l'époque de l'Office du Niger. Mais Amidu Magasa n'est pas un toubab Il est malien et comme tous dans son pays il a entendu parler, sans rire, de l'Office, de la « deuxième portion », de Marakala, du bar- rage, des digues et des « colons ». Il a voulu en savoir davantage. Il a interrogé ceux qui, dans les années trente, ont été recrutés par force pour accomplir ces travaux et ceux qu'on attira ensuite comme « colons » sur les terres aménagées. Ce que décrivent ces hommes, c'est l'envers du développe- ment. L'Office du Niger devait être « une grande réalisation française » à l'image de ce qu'accomplissaient nos rivaux impé- rialistes britanniques au Soudan et destinée à approvisionner la métropole en coton. Un premier projet fut confié en 1920 à 1. Toubab : européen. 9 une entreprise privée, la Cie générale des colonies. La même année, un ingénieur, Hirsh, fondait à Diré la Cie de culture cotonnière du Niger. La première fut remplacée par un office public en 1924, la seconde fit faillite en 1929 et fut rachetée par la Colonie du Soudan. C'est un trait de l'impérialisme fran- çais, lorsque par incurie, ou parce que les conditions d'exploi- tation sont trop coûteuses, que de passer la main à la bureau- cratie. Il y a toujours eu en France de grands commis de l'Etat pour accomplir, au nom du progrès et pour le service de la nation, les basses besognes. Mais si les hommes d'affaires passent la main à l'Etat, c'est pour en obtenir des avantages. Le recours à la puissance publique permettait de faire inter- venir la coercition, la violence, le travail forcé sans qu'il en coûte au secteur privé. Avec nos technocrates, l'administration coloniale fut la grande complice de cette entreprise. Elle recrutait sur deux fronts : pour la guerre, le premier contingent ; pour le travail, le deuxième contingent. En temps de paix, les morts et les blessés du deuxième contingent étaient plus nom- breux. Bien que davantage productifs, les hommes coûtaient moins cher, car ils n'avaient ni pensions, ni uniformes, ni caser- nes. Ils étaient à peine nourris, et mal de surcroît : le travail n'a pas, aux yeux de l'administration coloniale, la même noblesse que la tuerie. Quand ils étaient malades et bons à rien, on les renvoyait chez eux. C'était ce qu'on appelait la « mise en valeur ». Le grand succès de l'Office du Niger fut aussi de permettre à de nombreuses sociétés métropolitaines d'obtenir d'avanta- geux contrats, tandis que le travail leur était fourni gracieuse- ment. Mais le coût réel des travaux de l'Office, les témoins interrogés par Magasa nous le disent. Ils le connaissent : ce sont eux qui l'ont payé. Le travail non rétribué n'est pas gratuit pour tout le monde. L'Office du Niger a coûté cher aux paysans maliens. Tandis qu'en 1944 les Français s'indignaient en découvrant les camps de travail forcé nazis, ils restaient muets sur ce qui se passait dans leurs colonies, en dépit des plaintes qui avaient été déposées par des organisations syndicales devant le B. I. T. de Genève. En France, une fois de plus, « on ne savait pas ». La complicité du silence était générale. Aux témoignages sur le travail forcé, on substituait les discours sur l'œuvre coloni- satrice de la France. 10 préface Ce barrage de Marakala, ces centaines de kilomètres de digues, c'est au prix de la vie qu'ils ont été construits. L'Office du Niger, c'est une œuvre de mort et, comme toutes celles-ci, qui se construisent sur des cadavres, que ce soit des monuments ou des « grandes entreprises », elles ne prennent jamais vie. L'Office du Niger est un échec, il n'a jamais fonctionné de manière rentable. C'est qu'en fait le travail forcé coûte cher. La coercition, l'encadrement qu'elle exige, la désorganisation sociale et politique qu'elle provoque sont des coûts qui finissent tôt ou tard par peser lourd. De surcroît, une entreprise bâtie sur un effort de travail excessif parce que contraint est une entreprise démesurée. Elle n'est pas à l'échelle des capacités d'un pays ou d'un peuple. L'Office du Niger n'a cessé depuis son existence d'absorber, pour fonctionner, pour essayer d'atteindre à la rentabilité, un capital croissant et souvent inadapté. Le travail forcé n'a été aboli dans les colonies françaises qu'en 1946 sous la pression du Rassemblement démocratique africain, parti constitué en Afrique de l'Ouest française après la Seconde Guerre mondiale afin de lutter pour l'indépendance. Depuis, les méthodes militaires de développement ont été aban- données. Là comme ailleurs, l'armée n'a pas fait la preuve de capacités constructives. Mais le « développement », cette hui- tième plaie d'Egypte, n'a pas lâché les paysans. On s'est aperçu que le procédé qui consistait à éloigner les paysans de leurs terres n'était pas satisfaisant, qu'il demandait trop de sur- veillance, trop de déplacements, trop d'intendance ; qu'il pro- voquait la fuite et la famine. Il fallait au contraire encadrer les paysans dans leurs villages et les encourager à produire, avec l'énergie qu'ils tirent de leur propre subsistance, les den- rées commercialisables dont a besoin le marché métropolitain. Les effets de cette politique ont été décrits et analysés ailleurs2 : une baisse critique de la production vivrière, des disettes, l'incapacité de faire face aux catastrophes naturelles et la dépen- dance envers l' « aide alimentaire » des pays nantis, en parti- culier des Etats-Unis. Ces projets ont été encadrés successivement par des « sociétés de prévoyance », des « sociétés mutuelles », des « coopératives » d'inspiration administrative, etc. Aujourd'hui, l'Etat s'en remet 2. Qui se nourrit de la famine en Afrique ?, Maspero, Paris, 1975, 11 de préférence à des sociétés privées ou semi-publiques étran- gères, spécialisées dans le « développement ». Des régions entières sont ainsi vouées à la monoculture et confiées à ces sociétés avec mission d'encadrer les paysans et de les inciter à cultiver le coton, le tabac ou l'arachide. Le paysan n'a guère d'initiative : il est intégré d'office par décision gouvernementale, du fait de sa résidence, dans une zone tabac ou coton. Il reçoit ses instructions d'animateurs ruraux formés par les sociétés; 11 est incité à acheter du matériel agricole à crédit, ainsi que des engrais, des pesticides, etc. Il s'endette. Si les procédés de culture qu'on l'invite à suivre lui paraissent mauvais, il n'a guère la possibilité de le faire savoir. L'achat d'un capital, si modeste soit-il, et l'endettement provoquent assez vite des inégalités entre paysans qui dépendent moins de leur capacité comme agriculteurs que de leurs moyens de financement. Partout où ces projets de développement ont été mis en train, on observe une différenciation sociale croissante entre les paysans, aggravée par l'attitude des sociétés d'encadrement qui encouragent les plus gros producteurs. Des formes cachées d'exploitation s'insinuent sous les appa- rences des modes traditionnels d'entraide, en même temps que le salariat s'installe entre migrants et autochtones, puis entre villageois. La propriété privée de la terre apparaît de uploads/Ingenierie_Lourd/ amidu-magasa-papa-commandant-1978.pdf

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