1 Pourquoi l’image vidéoludique n’est pas (que) cinématographique : les racines
1 Pourquoi l’image vidéoludique n’est pas (que) cinématographique : les racines plurielles des technologies graphiques dans l’historiographie du jeu vidéo Dominic Arsenault Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques Université de Montréal Qu’on le considère comme le dixième art à la manière des Français1 ou comme divertissement juvénile dangereux à l’instar de certains médias qui en font l’objet de paniques morales2, le jeu vidéo demeure dans tous les cas un phénomène économique, culturel et social d’envergure, qu’on compare fréquemment avec le cinéma. De façon superficielle ou alors a priori, le cinéma semble être un point de comparaison incontournable lorsque vient le temps de situer le jeu vidéo : tous deux emploient l’image en mouvement et le son, tous deux peuvent être vus comme une forme d’expression qui réalise la synthèse des arts de l’espace et des arts du temps, ils emploient des dispositifs technologiques communs, et sont tous deux aux prises avec les tensions entre art, divertissement et industrie. Mais ces comparaisons ont leurs limites, et entraînent même des effets pervers dès lors qu’on les laisse façonner notre conception du jeu vidéo à travers un prisme cinématographique, alors que sous bien des aspects d’autres prismes s’avéreraient plus productifs. C’est le cas notamment lorsque vient le temps d’étudier le statut, la fonction et les techniques de graphisme qui composent l’image. À travers ce texte, je m’efforcerai de montrer en quoi l’image vidéoludique n’entretient pas un rapport privilégié avec l’image cinématographique, et à partir de quels autres paradigmes et séries culturelles (Gaudreault, 1997) on peut l’envisager pour en cerner les tenants et aboutissants avec plus de précision. On verra aussi que certains types de cinéma y jouent également un rôle important. Mais pour en arriver là, il me faudra d’abord établir clairement les deux raisons qui nous poussent traditionnellement à surestimer l’importance du cinéma comme modèle approprié pour l’étude du jeu vidéo, soit la grande diversité interne qui est rassemblée et gommée sous le vocable « jeu vidéo », et la lutte pour une légitimation culturelle qui le caractérise depuis les années 1990. I. Le problème de la diversité vidéoludique Complexes, nombreuses, et plus que tout hétéroclites, les différentes incarnations du jeu vidéo occupent toutes les provinces du divertissement et de la culture, et ce sous des modes, des genres, dans des contextes, et pour des buts extrêmement variés, de telle sorte que d’en faire un inventaire, même approximatif, constitue une tâche herculéenne. Que ce soit sous forme d’arcade dans un centre d’amusement qui lui est dédié ou dans l’antichambre d’un cinéma, sur un ordinateur personnel, sur une console de jeux branchée sur un téléviseur, une console portable – possiblement avec écran tactile – ou encore un téléphone cellulaire, tous les supports et contextes sont bons pour s’adonner à ce nouveau divertissement. Il faut aussi mentionner l’incroyable 1 Le Ministère de la Culture et de la Communication de France a décerné les titres de Chevalier et d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres à trois créateurs de jeux vidéo en mars 2006. On peut lire les discours du ministre en ligne : <http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/donnedieu/decosvideos.html>. 2 Voir Ferguson (2008) pour un survol de ces problématiques. 2 diversité de genres vidéoludiques offerts au joueur (plate-formes, simulation, tir, stratégie, aventure, sports, jeux de rôles, ...), de contextes socio-économiques où le pratiquer (seul ou avec des amis chez soi, en ligne avec quelques amis ou quelques milliers d’inconnus), pour le simple plaisir ou à l’occasion de tournois qui remplissent même des stades entiers en Corée du Sud, dans un café internet ou dans un centre spécialisé de jeux en réseau, et de périphériques employés pour y jouer (guitare ou batterie, manette, clavier et souris, télécommande, pointeur ou pistolet infra-rouge, tapis de danse). On finit par se rendre compte que la tâche est proprement sisyphéenne, puisque de nouvelles façons de jouer apparaissent et d’anciennes se réactualisent sans cesse. Et si la diversité qui marque l’ensemble des pratiques que l’on nomme « jeu vidéo » est frappante lorsqu’on l’examine à partir de notre position historique actuelle, elle ne s’en trouve que décuplée quand on l’ouvre à une analyse diachronique qui prend en considération les formes de jeu aujourd’hui disparues. Or, l’image sociale du jeu vidéo passe sous silence beaucoup de ces réalités vidéoludiques et se construit de façon majoritaire autour d’un certain type de jeux, dits AAA. Cette appellation désigne ces superproductions qui exigent des investissements considérables (on parle de projets qui demandent des années de travail à des équipes de centaines de personnes pour des dizaines de millions de dollars), paraissent sur les principales plateformes dédiées au jeu (ordinateur personnel, consoles de jeu, et plus rarement depuis la fin des années 1990, les bornes d’arcade), et s’adressent aux joueurs chevronnés. Les jeux AAA constituent une catégorie de production et peuvent comprendre des jeux de tous genres, qu’il s’agisse de course automobile, de combat, d’action, d’aventure, de jeu de rôle, d’espionnage, d’horreur ou de plate-formes ; on pense à des séries comme Call of Duty, Half-Life, Halo, Final Fantasy, God of War, Grand Theft Auto, Metal Gear Solid, Resident Evil, Tomb Raider ou Uncharted. Les jeux AAA constituent le fer de lance de l’industrie du jeu vidéo, et par une adéquation fort discutable mais néanmoins fortement ancrée chez les joueurs, journalistes, travailleurs mais aussi les universitaires du jeu vidéo, ils sont perçus comme étant les « vrais » jeux vidéo, c’est-à-dire qu’ils participent à l’ensemble de la pratique sociale, culturelle (et économique) qu’on identifie comme étant « le jeu vidéo ». Mia Consalvo et Chris Paul identifient 4 aspects-clé dont se servent les joueurs et les développeurs de jeux pour distinguer les « vrais » jeux : le pedigree de l’équipe de développement, les mécanismes de jeu basés sur la compétence du joueur, la complexité des règles et la richesse des situations de jeu, et le coût du jeu ainsi que ses valeurs de production. (Consalvo et Paul, 2013) Un parallèle évident, qui s’impose de lui-même, est à établir avec le blockbuster du cinéma, ne serait-ce que dans la facture visuelle des jeux qui tendent, dès le début des années 1990, vers une forme de photoréalisme à forte inspiration cinématographique, sur lequel on reviendra plus tard. Eric Zimmerman capturait bien l’essence de la relation conflictuelle qu’entretient le jeu vidéo avec le cinéma dans un texte de 2002, prophétique à bien des égards : autant le jeu vidéo et le cinéma fusionnaient, ce qui pouvait donner au premier la palette expressive élargie du second, autant la réalité s’avérait décevante : ce qu’on considère comme du « réalisme » dans les jeux n’est qu’un usage maladroit et peu inspiré des graphismes informatiques 3D. Il est grand temps pour les développeurs de jeux de cesser leurs tentatives de répliquer les plaisirs du cinéma. Les jeux doivent trouver leurs propres formes expressives en capitalisant 3 sur leurs propriétés spécifiques en tant que systèmes dynamiques et participatifs. (Zimmerman, 2002). Mais « l’envie cinématographique » (l’auteur parle de « cinema envy ») est forte et a des racines bien profondes, ne serait-ce que d’un point de vue commercial et industriel. II. Cinéma et jeu vidéo : prismes industriel et culturel Jay David Bolter et Richard Grusin ont cimenté le principe de la remédiation/remédiatisation (2000)3, une logique dialogique entre médias et technologies qu’ils ont notamment exemplifié à travers la relation entre cinéma et jeu vidéo, où les emprunts esthétiques et structurels sont nombreux et motivés par le désir de conserver (pour le premier) ou d’atteindre (pour le second) une légitimité culturelle. Bolter a subséquemment positionné cette légitimité autour d’un enjeu : la représentation transparente du réel, dont les propriétés sont redéfinies d’un média à l’autre, selon ses forces et ses faiblesses (Bolter, 2005). Nombreux sont les studios de jeux à avoir tenté de capitaliser sur un rapprochement avec le cinéma, comme nous le montrent Alexis Blanchet (2010) et Robert Alan Brookey (2010). Pour illustrer quelques-unes des racines de cette relation, notons l’existence d’entreprises appelées Cinematronics (1975-1987) – qui produisait pourtant à l’origine des bornes d’arcade en graphismes vectoriels, doublement aux antipodes du cinéma par leurs graphismes en « fil de fer » très loin de la trace photographique, ainsi que par le contexte de diffusion et la structure compétitive, courte et répétitive de l’arcade – et Cinemaware (1985- 1991), qui oeuvrait à la production de jeux inspirés de films de genre ou de séries télévisées. Cinemaware ressemble en cela à Lucasfilm Games, fondée en 1982, autre pont évident entre le cinéma et le jeu vidéo auquel George Lucas n’a jamais cessé de s’intéresser4. Ces quelques exemples montrent que les idées de convergence et de remédiatisation s’appliquent au jeu vidéo et au cinéma considérés dans leur ensemble, bien au-delà de ce que l’on pourrait appeler des instances de collaborations ponctuelles (lorsqu’apparaissent les adaptations étudiées par Alexis Blanchet (2010), par exemple Star Wars : The Empire Strikes Back pour l’Atari 2600 en 1982). C’est sans parler du courant des « films-jeux », ou FMV games (pour Full-Motion Video), sur lequel on reviendra plus tard, mais que Perron uploads/Industriel/ a-paraitre-pourquoi-limage-videoludique.pdf
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- Publié le Dec 01, 2021
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