Philippe Muray EXORCISMES SPIRITUELS II LES MUTINS DE PANURGE PRÉFACE Les dange
Philippe Muray EXORCISMES SPIRITUELS II LES MUTINS DE PANURGE PRÉFACE Les dangers me sont des appas ; Un bien sans mal ne me plaît pas. Malherbe. Ce monde a quelque chose de bon : il suffit de le considérer pour être aussitôt guéri de l’antique peur de le perdre. Bien entendu, je ne parle pas ici du monde en général, du monde comme « habitation de l’être » ; je ne parle pas de la vie, de la merveilleuse, de la lumineuse vie vivable et vivante de toujours ; je ne parle pas du doux royaume de l’imprévisible, de l’empire des conflits et des divisions, du territoire sans fin des coups de théâtre, des surprises, des ambivalences et des renversements. Je ne parle pas de la vie ; je parle de ce qui l’a tuée et qui se dit maintenant la vie, à sa place, sans risque jamais d’être contredit. Cette planète reformatée a au moins réussi un exploit, celui de vous ôter toute peine d’en être un jour séparé. Ce qui rendait le risque de mort désagréable, c’était la crainte d’être privé du risque, justement, inséparable de la vie. Mais le risque lui-même est éradiqué, et avec lui toutes les contradictions, toutes les divisions, toutes les duplicités, toutes les négativités, tous les délices. La réconciliation de l’apparence des choses et de leur essence, la fusion officielle des intentions et de la réalité, le mariage institutionnel des signes et du monde concret, ou de la vertu et du pouvoir, accompagnent la disparition de l’Histoire comme devenir du négatif, sous l’enseigne de la Bonne Cause, et dans la transparence funeste de l’Homogène planétaire. Pour en finir avec la peur de la mort, il suffit de penser à ce qu’est devenue la vie ; et de regarder ceux qui la peuplent avec cette espèce d’enthousiasme noir, mélangé d’épouvante informulable et de quiétisme asexué, qui donne sa couleur à toute notre époque. La grande voie piétonne de l’ère contemporaine, où les dernières vagues d’après l’Histoire viennent jeter pêle-mêle des jeunes à rollers, des parents à poussette, des femmes à sacs à dos, des individus avec portable et des voyageurs sur le web, ne se laisse plus entrevoir qu’à travers le brouillard d’irréalité et de puérilité qui est comme sa musique d’ambiance. La coalition du Bien et de la Culture a tari les dernières sources de l’énergie, c’est-à-dire de la contradiction. D’imbéciles impératifs d’« honnêteté » ou d’« authenticité », qui ne sont que le jargon dans lequel se parle le nouveau totalitarisme informe, informatique et infantomaniaque, se présentent comme le comble d’une « modernité » à laquelle il serait hors de question de se dérober : ils ne sont que les commandements de la nouvelle religion, cet ahurissant intégrisme de l’enfance absolue qui a supplanté toutes les divinités abattues au fil des siècles, et qui dresse les seules idoles possibles de l’âge post- historique. Il devient de plus en plus difficile de trouver des motifs de satisfaction. Si je regarde en moi et autour de moi, je n’en vois pas beaucoup ; sauf celui d’avoir échappé, naguère, au devoir de reproduction, c’est-à-dire à l’ultime activité fédératrice que se connaisse encore une société auto-torpillée. Je n’ai pas attrapé cette maladie sexuelle, transmissible entre toutes. Sur ce point délicat, je me trouve en accord avec Cioran, qui écrivait en 1962 : « La seule chose que je me flatte d’avoir comprise très tôt, avant ma vingtième année, c’est qu’il ne fallait pas engendrer. » Jeune aussi, j’ai eu la chance d’abominer de bon cœur la vénération qui s’esquissait alors pour la jeunesse et ses prestiges sucrés. Il faut en finir jeune avec la jeunesse, sinon quel temps perdu. Il faut liquider en deux lignes les jeux de l’enfance, laquelle n’est tellement appréciée que parce qu’elle est l’instant où tout le monde se ressemble. Ce n’est même pas l’« innocence » supposée de ce moment que l’on aime ; c’est la période de magma égalitaire et de similitude enragée que celui-ci représente. « En reconnaissant les amusements de mes premières années, écrit Chateaubriand, je me demandais pourquoi je me rapprochais si fort de ces enfants dans mon enfance, et pourquoi dans mon âge mûr j’avais si peu de rapport à ce qu’ils seraient un jour ? Frères d’une grande famille, les enfants sont instruits par leur commune mère, la nature ; ils ne cessent de se ressembler qu’en perdant l’innocence, la même en tous pays, et le signe primitif de l’homme. » J’ai vu se délabrer si vite, dès mes premières années, la « fonction paternelle », que je n’arrive plus à me souvenir aujourd’hui qu’elle ait pu exister. Sa disparition a entraîné l’effondrement de toutes ces protections de l’individu que l’on regroupait encore sous le nom d’intimité, tandis que, dans le cimetière des pères, s’organisait la ronde sans fin, désormais, des fils et des filles débarrassés de leur antique sujétion, ne se connaissant plus d’autre espoir de survie que dans cette entraide inconditionnelle qu’ils parent du nom de « solidarité », quand ce n’est pas de celui de « communication » ou d’« interactivité », pour ne pas savoir qu’ils y ont déjà abdiqué toute liberté de pensée, toute possibilité de vie privée. À la maison, en revanche, les choses allaient au mieux. Je n’entendais parler que de littérature. Le reste était considéré comme plutôt insensé. Même les soucis d’argent se trouvaient discutés à coups de citations. Je n’ai pas détesté, non plus, être né « mâle », ou « catholique ». Je n’ai rien rejeté de ces données parce que, au temps où je les découvrais comme propriétés objectives de ma personne, elles étaient en train de devenir, justement, ce qu’il pouvait se trouver de plus méprisé et de moins défendable. De la même manière, la littérature n’a pas tardé à m’apparaître comme un ultime point d’attraction aussi délaissé que les précédents, ou du moins en cours de méconnaissance accélérée, donc désirable au plus haut degré. Ainsi ai-je vite jugé qu’on ne pouvait plus écrire autrement que dans le sens contraire des aiguilles du monde ; et, comme Nietzsche, que penser n’avait de sens qu’à fouiller « tous les recoins où l’idéal va se nicher ». Ce qui implique que la littérature a bel et bien un objet : le sacré des autres, ces innombrables dévotions de substitution par le biais desquelles ils ne cessent d’essayer de se reconstituer comme autant de queues de lézards brisées. De tels aveux, dans le monde d’aujourd’hui, ne seront guère appréciés ; mais le monde, aujourd’hui, est une question réglée. Ce n’est pas tant sa fin qu’il nous montre, ni même son écroulement, que son irréalisation. Le vrai péché serait de redouter encore les jugements lamentables qu’une humanité en pleine bouffée d’abstraction volontaire peut porter sur ce qui lui déplaît, comme de craindre l’arsenal de sanctions qu’elle a à sa disposition. Elle ne connaît même pas l’idéologie toute nouvelle par laquelle elle nuit. Elle serait incapable de la détailler. Aussi sanctionne-t-elle à tort et à travers. Même ses basses besognes de police sont incohérentes. Quelques blâmes significatifs que s’est attiré mon premier volume d’Exorcismes ont achevé de m’éclairer à cet égard. Dans une telle occasion, j’ai pu vérifier qu’existaient bel et bien ces « surveillants qui nuisent en troupeau » dont je parlais dans ma Préface, et que j’avais baptisés les matons de Panurge. Deux ou trois Vigilants assermentés, porte-flingues d’associations persécutrices, se sont chargés de prononcer d’aigres jugements. Ils m’ont critiqué à côté de la plaque. L’un de ces prédicateurs approximatifs, sans doute égaré parce qu’il avait mon style dans l’œil comme on a le soleil, m’a traité de « conservateur ». Le diable en rit encore. Que pourrait-on vouloir conserver d’un monde qui est maintenant bien au-delà de toute décomposition ? Si j’ai jamais souhaité « conserver » quoi que ce soit, ce n’est que l’esprit critique, ainsi qu’un minimum de rationalité. Quand les professeurs de vertu rétrospective et anhistorique racolent dans les médias ; quand la réprobation du cours des choses est devenue l’ordre du monde ; quand il n’y a plus rien à « dépasser » parce qu’on ne dépasse pas les dépasseurs professionnels ; quand n’existe plus d’ardeur que pour ce qui relève de la noyade dans l’indifférencié (Nature, sacré archaïque, féminité cosmique, etc.) ; quand la religion culturelle ne connaît plus les arts respectifs que dans la mesure où elle peut les amputer de leurs origines discordantes pour les forcer à incarner le collectif euphorique, alors il est nécessaire de reprendre à zéro toute la critique d’une époque si pénible. La plus rude bataille, comme disait l’autre, contre qui doit-on la livrer ? Contre tout ce qui fait de vous un enfant de son siècle : on ne peut penser clairement que ce qui tente de vous rejeter ou de vous dénoncer. Dans l’un des plus récents textes qui composent ce nouveau recueil (On purge bébé, examen d’une campagne anticélinienne), on verra que je nomme hyperfestive l’ère dans laquelle nous sommes entrés, uploads/Histoire/ les-mutins-de-panurge-muray-philippe.pdf
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- Publié le Mar 15, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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