Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Le pli : Deleuze et le baroque Rainer Zaise
Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Le pli : Deleuze et le baroque Rainer Zaiser I Le retour du baroque à l’âge postmoderne Lorsque Gilles Deleuze publia en 1988 son livre sur les traits baroques de la philosophie de Leibniz sous le titre Le pli,1 un nouveau débat sur le baroque venait d’être éclaté. Après la découverte de la littérature baroque à l’âge classique par les historiens de la littérature française des années cinquante et soixante du dernier siècle,2 la question du baroque fut soulevée de nouveau dans les années quatre-vingt, comme le signale Walter Moser3 en retraçant l’histoire de cette question depuis son émergence à la fin du XIXe siècle dans les travaux des historiens de l’art Jakob Burckhardt4 et Heinrich Wölfflin5. Dans les années quatre-vingt, la discussion au sujet du baroque est pourtant d’une envergure tout autre que celle dont témoignent les débats précédents. Tandis que ces derniers sont axés sur des questions de définition en prenant 1 Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. 2 Voir les travaux pionniers de Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon, Paris, Corti, 1954, de Marcel Raymond, Baroque et Renaissance poétique : Préalable à l’examen du baroque littéraire français, Paris, Corti, 1955 et de Victor-Lucien Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Plon, 1957. 3 Voir Walter Moser, « Résurgences baroques », dans Joachim Küpper, Friedrich Wolfzettel (éds.), Diskurse des Barock : Dezentrierte oder rezentrierte Welt ? München, Fink, 2000 (Romanistisches Kolloquium, IX), pp. 655–680, en ce qui concerne les étapes marquées par la découverte et rédécouverte du baroque surtout p. 656. Pour le retour du baroque à l’âge postmoderne voir également Walter Moser et Nicolas Goyer, « Baroque : L’achronie du contemporain », dans Walter Moser, Nicolas Goyer (éds.), Résurgences baroques : Les trajectoires d’un processus transcultu- rel, Bruxelles, Ante Post, 2001 (La Lettre volée), pp. 7–20. 4 Jakob Burckhardt, Le Cicerone, guide de l’art antique et de l’art moderne en Italie. Traduit par Auguste Gérard, … sur la 5e édition ; revue et complétée par le docteur Wilhelm Bode, …, Paris, Firmin-Didot, 1892–1894, 2 vol. (première édition allemande 1855). Jakob Burckhardt, La civilisation de la Renaissance en Italie. Trad. de H. Schmitt … ; préf. de Robert Klein, Paris, Librairie générale française, 1986, 3 vol. (première édition allemande 1860). 5 Heinrich Wölfflin, Renaissance et baroque, Paris, Librairie générale française, 1961 (première édition allemande 1888). 156 Rainer Zaiser en considération des données stylistiques, rhéto riques, thématiques ou historiques, la réactualisation de la question du baroque pendant le dernier tiers du XXe siècle concerne non seulement de nouvelles conceptualisations du terme, mais aussi la création artistique même dans tous les domaines, soit dans le domaine de la littérature, des arts, du film ou de la mode.6 C’est surtout en Amérique latine qu’est née dans les années soixante-dix et quatre- vingt une écriture baroquisante que la plupart des auteurs ont dénommée néobaroque pour prendre leur distance par rapport au patrimoine baroque des colonisateurs du XVIe et du XVIIe siècle.7 Il en résulte que le néobaroque n’est pas une simple renaissance du baroque du XVIIe siècle, mais « une réactivation d’un potentiel, dont l’émergence remonte au dix-septième siècle, dans le contexte de la culture contemporaine. »8 À un niveau très abs- trait, le tertium comparationis entre l’ancien baroque et le néobaroque est le concept de la diversité9 qui réapparaît dans le Nouveau Monde sous la forme du « métissage cul turel »,10 une espèce d’hybride réunissant des fragments de la culture des colonisateurs avec celle du colonisé et constituant par là un nouveau discours baroque plein d’ambiguïté et de tension. C’est ainsi qu’Alejo Carpentier explique le néobaroque par l’image de la « créolité » : Et pourquoi l’Amérique latine est-elle la terre d’élection du baroque ? Parce que toute symbiose, tout métissage, engendre un baroquisme. Le baro quisme américain s’accentue parallèlement à la « créolité », à la 6 Voir Moser 2000, pp. 656–659. Pour ce qui est du baroque dans le domaine de la mode, de l’art décoratif et du film voir les belles photos du livre de Stephen Calloway, Baroque, Baroque : The Culture of Excess, London, Phaidon Press, 1994. Calloway classe les années quatre-vingt sous la rubrique « The Great Baroque Revival », pp. 182–233. 7 À la suite du texte fondateur de José Lezama Lima (« La curiosidad barroca », dans José Lezama Lima, La expresión americana. Edición de Irlemar Chiampi, México : Fondo de Cultura económica, 1993 [1957], pp. 79–106), les études citent comme exemples du néobaroque latino-américain les essais et les œuvres de Severo Sarduy, d’Alejo Carpentier, de Carlos Fuentes et du Brésilien Haroldo de Campos. Voir Moser 2000, p. 657 et dans Moser/Goyer, Résurgences baroques, 2001 les articles de Haroldo de Campos, « Le baroque : la non-enfance des littératures ibéro- américaines – une constante et une perdurance », pp. 91–99 ; Irlemar Chiampi, « Les Serpents de Góngora : les résurgences de Góngora et l’émergence du baroque en Amérique latine », pp. 101–119 ; Javier Vilaltella, « Repenser le baroque depuis l’Amérique latine », pp. 121–133. 8 Moser/Goyer, « Baroque : L’achronie du contemporain », 2001, p. 9. 9 Pour le baroque du XVIIe siècle voir à ce propos l’étude de Wilfried Floeck, L’esthétique de la diversité : Pour une histoire du baroque littéraire en France, Paris- Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1989 (Biblio 17, 43). 10 Voir Moser 2000, p. 668. Le pli : Deleuze et le baroque 157 conscience que développe l’homme américain, qu’il soit fils de blanc venu d’Europe ou fils de noir africain ou encore fils d’indien né sur le continent […], à la conscience d’être autre chose, une chose nouvelle, de provenir d’une symbiose et d’être « créole ». L’esprit « créole », en soi, est déjà un esprit baroque.11 Quant à l’Europe, le retour du baroque se fait également remarquer dans la culture et dans la pensée du XXe siècle. C’était déjà en 1933 qu’Eugenio d’Ors a proclamé « l’éternel retour » du baroque dans l’histoire des arts et de la littérature.12 D’Ors part de l’idée d’un baroque transhistorique qui alterne successivement avec l’art classique, et ne fût-ce qu’à un rythme dis continu et contingent.13 Ces résurgences périodiques ne sont pas, il est vrai, des réappa- ritions du baroque du XVIIe siècle, mais elles sont des mouve ments marqués par certaines constantes qui échappent de fond en comble à l’esthétique classique. Les constantes baroques qui se détachent de l’étude de d’Ors sont les principes esthétiques de la contra diction, du dyna misme14 et de la mul- tipolarité,15 pour n’en nommer que les plus impor tantes. C’est grâce à cette généralisation du concept de ba roque qu’Eugenio d’Ors réussit à subsumer aussi bien la poétique du romantisme16 que l’art de la Fin de siècle17 et les avant-gardes des premières décennies du XXe siècle18 sous la catégorie du 11 Alejo Carpentier, « L’éternel retour du baroquisme », dans Magazine littéraire, no 300 (juin 1992), pp. 27–31. 12 Voir Eugenio d’Ors, Du Baroque. Version française de Mme Agathe Rouart-Valéry. Introduction de Frédéric Dassas, Paris, Gallimard, 2000 (Folio Essais). L’original espagnol de cette étude parut pour la première fois sous le titre Lo barroco en 1933 à Madrid, la traduction française date de 1935. 13 Voir d’Ors 2000, p. 70 : « Nous n’abordons pas ici le problème de la régularité du processus, ni celui de la périodicité du retour. Nous n’imaginons pas un cercle, mais un canal ; nous croyons à la présence d’éléments fixes, qui limitent et endi- guent le cours des événements […] nous ne nous rapportons pas à des lois quand nous parlons de constantes, mais à des types. Contingence et prédétermination sont également compatibles avec l’affirmation de l’existence de types. » 14 Voir le chapitre « L’essence du Baroque : Panthéisme, Dynamisme », dans d’Ors 2000, pp. 94–104. 15 Voir le chapitre « Morphologie du Baroque : La multipolarité, la continuité », dans d’Ors 2000, pp. 105–117. 16 Voir d’Ors 2000, p. 79 : « […] le romantisme […] n’est en somme qu’un épisode dans le déroulement de la constante baroque. » 17 Voir d’Ors 2000, p. 128 : « On trouve son point culminant […] dans l’art et toute la civilisation de la période promptement appelée ‹Fin de Siècle›, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle. » 18 Voir d’Ors 2000, p. 80 : « L’analogie entre certains exemples de bizarrerie dans la litté- rature du passé et les goûts de l’art d’avant-garde et, en général, de la production ultra- moderne, n’était pas, d’ailleurs, sans favoriser quelques phénomènes de ‹retour›. » 158 Rainer Zaiser baroque. On peut facilement ajouter à cette suite de réincarnations baroques le néobaroque latino-américain et la culture de l’âge postmoderne. Au fur et à mesure que la société informatisée19 prend son essor dans les années quatre-vingt, le concept de baroque entre dans l’âge des réalités virtuelles qui sont l’expression la plus radicale de l’intertextualité, de la polysémie et du mouvement à l’infini, uploads/Histoire/ deleuze-pli.pdf
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