Cahiers de l'Association internationale des études francaises La biographie et
Cahiers de l'Association internationale des études francaises La biographie et l'historien Monsieur Robert J. Knecht Citer ce document / Cite this document : Knecht Robert J. La biographie et l'historien. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2000, n°52. pp. 169-181; doi : https://doi.org/10.3406/caief.2000.1385 https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_2000_num_52_1_1385 Fichier pdf généré le 19/02/2020 LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN Communication de M. Robert J. KNECHT (Université de Birmingham) au Lle Congrès de l'Association, le 7 juillet 1999 En tant que sujet britannique d'origine française, je suis souvent frappé par les contrastes qui existent entre mes deux patries. La biographie historique en est un exemple. En Angleterre, si vous allez dans une grande gare, vous trouverez une librairie avec quelques livres, presque exclusivement des romans. En France, vous y trouverez souvent des livres d'histoire et des vies de grands personnages du passé ou du présent. La biographie occupe une place imposante dans la production des maisons d'édition françaises. Ce n'est pas le cas en Angleterre où il n'y a pas d'équivalent à la série de biographies historiques diffusée depuis longtemps chez Fayard. Cela indique une différence de goût entre les lecteurs des deux nations. En Angleterre, la biographie historique reste le domaine d'un public plus ou moins cultivé et par conséquent restreint ; en France, elle s'adresse a un public pas nécessairement très cultivé mais beaucoup plus large. L'Anglais moyen n'aime pas tellement l'histoire tandis que le Français semble l'aimer pourvu qu'elle ne soit pas trop sérieuse. C'est peut-être pourquoi la biographie historique s'est attiré le mépris de beaucoup d'historiens français, alors qu'en Angleterre elle a maintenu sa position. Le mépris en France a été exprimé surtout par les historiens de l'école des Annales. Pour Fernand Braudel, par exemple, la biographie formait partie de l'histoire événementielle. 1 70 ROBERT J. KNECHT Évidemment, les historiens des Annales n'ont pas négligé les hommes, mais ils se sont intéressés aux groupes plutôt qu'aux particuliers. C'est pourquoi Pierre Goubert publia en 1966 un livre sur Louis XIV intitulé non pas « Louis XIV » mais Louis XIV et vingt millions de Français. Voici un passage tiré de sa préface : « Louis XIV seul, enfermé dans sa majesté, n'est qu'objet de littérature. Si conscient de sa responsabilité, si ferme et résolu que soit un tel maître, il dépend de ses sujets, et du monde qui l'entoure, autant que ses sujets dépendent de lui, et que ce monde porte sa marque » (1). Pendant longtemps les historiens des Annales se sont contentés de laisser la biographie aux vulgarisateurs, du reste assez nombreux, qui, eux, ont pu satisfaire l'appétit du grand public. Mais les temps ont changé. L'école des Annales a perdu beaucoup de son influence. Plusieurs de ses membres se sont ralliés à la biographie pourvu qu'elle soit consciente de ses limites. Reprenons l'exemple de Goubert. En 1990, il publia une biographie de Mazarin. La préface tâche d'expliquer son revirement à la suite des années 50 : « Était alors venu le beau temps des longues biographies dont le succès a pu étonner, mais peut s'expliquer par la médiocrité ou la tristesse du contexte. On y trouvait parfois le meilleur ou le pire, plus souvent l'acceptable et le dormitif. Mises à part quelques éclatantes réussites, je n'éprouvais pour ce genre volontiers insignifiant et laudatif aucun attrait particulier. Il arriva pourtant qu'on me proposa une biographie de Mazarin : suggestion d'abord mal reçue, faut-il m'en excuser (2) ? » Et Goubert justifie son retournement : souvenirs d'enfance liés à d'Artagnan, profonde admiration pour Г extraordinaire habileté du cardinal, surtout le désir de montrer que sans lui il n'y aurait pas eu d'oeuvre de Richelieu ni même de Louis XIV. « Pour toutes ces raisons, et parce que c'est lui, et non pas son prédécesseur ou son (1) Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français (Paris, Fayard, 1966), p. 9-10. (2) Pierre Goubert, Mazarin (Paris, Fayard, 1990), p. 11. LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN 171 successeur, qui forme le pivot, le nœud central du siècle numero 17, il fallait bien se décider à consacrer à Jules Mazarin ou Giulio Mazzarino quelque chose qui puisse ressembler à une biographie » (3). Dans son livre le plus récent, Le Siècle de Louis XIV (1996), Goubert consacre de nombreuses pages au roi, à son pouvoir et à son image. Il se souvient de son livre de 1966. « À vrai dire », écrit-il, « Louis XIV m'intéressait alors assez peu : je m'étais contenté, dans le sillage partiel de Lavisse, de livrer quelques réflexions pas toujours tendres, ni même justes sur un personnage considérable qui avait été porté aux nues (et le fut encore) avec une adoration proche de la béatitude ». Goubert le voit maintenant sous un autre jour : « On ne peut dresser un portrait en pied de Louis XIV, et moins encore l'affubler d'épithètes sombres ou dorées ; après tout l'historien n'est pas celui qui juge, mais celui qui essaie de comprendre. Il me semble de plus en plus qu'on peut voir dans ce personnage eminent des figures successives, et quelques traits, peu nombreux, mais solides, de constance » (4). L'intention de Goubert est cependant la même qu'en 1966 : celle de libérer le roi de tout « ce que le public français actuel voit de ses anciens rois », c'est-à-dire « des images individuelles entourées de formules traditionnelles et d'anecdotes inusables, le plus souvent inexactes » (5). Mais la biographie elle-même n'est plus en cause ; c'est la biographie qui oublie que l'individu, quelle que soit sa puissance, ne compte pour rien détaché de son contexte. La biographie historique a donc regagné du terrain en France. Pourquoi la biographie a-t-elle été si malmenée par certains historiens ? Il y a évidemment une objection philosophique. L'histoire est-elle faite par les hommes ou par la conjoncture - c'est-à-dire les grands mouvements écono- (3) Ibid., p. 11-12. (4) Pierre Goubert, Le Siècle de Louis XIV (Paris, Editions de Fallois, 1996), p. 201. (5) Pierre Goubert, Le Siècle de Louis XIV (Paris, Editions de Fallois, 1996), p. 205. 1 72 ROBERT J. KNECHT miques et autres ? Les marxistes, obsédés comme ils le sont par la lutte des classes, n'aiment pas la biographie car elle place l'individu au-dessus des masses sociales. Or tout historien de nos jours est plus ou moins marxiste dans le sens qu'il ne pense pas que l'homme puisse s'isoler complètement des forces qui l'entourent. Mais je ne veux pas m'aventurer dans la philosophie de l'histoire ; mon intention étant bien plus modeste : aborder certains aspects de la biographie en tant qu'exercice historique. * * * Est-ce une discipline fautive ? Je ne le pense pas, tout en admettant qu'elle a ses limites. Le malheur c'est que la biographie est assez facile d'accès. On n'a pas besoin de génie pour entreprendre l'histoire d'une vie : on n'a qu'a la décrire telle qu'elle se présente. Ses paramètres - depuis la naissance jusqu'à la mort - sont évidents. Inutile de formuler une structure ou d'imaginer une intrigue: il suffit de savoir écrire. C'est pour cela, il me semble, que la biographie attire tant ď historiens amateurs. En France, tous les hommes politiques semblent avoir l'ambition de proclamer leur culture en écrivant la vie d'un roi ou d'un homme d'État. Je ne citerai personne. Cette ambition n'est pas partagée par leurs confrères anglais. Beaucoup de biographes n'ont jamais fait un apprentissage d'historien. Les disciplines austères telles que la paléographie, pourtant essentielle à la lecture des manuscrits, ne les ont pas touchés. Ils se lancent dans une vie sans posséder la maîtrise des sources, et en conséquence ils se replient sur des hypothèses et des jugements subjectifs. Avant d'être historiquement valable, une biographie doit tenir compte de toute la documentation accessible - archives, sources narratives, etc. L'entraînement de l'historien professionnel est rigoureux. C'est pour cela du reste que les amateurs se fient parfois à des « nègres » tels que des jeunes normaliens ayant besoin d'argent. LA BIOGRAPHIE ET L'HISTORIEN 1 73 Même si la biographie est bien pratiquée, ses exigences sont souvent divergentes de celles de l'histoire ou même contradictoires. La biographie tient à la fois de l'art et de la science. Une œuvre d'art pour satisfaire doit avoir un commencement et une fin. Le lecteur s'attend à ce qu'elle lui fournisse tous les renseignements possibles sur le sujet - sa naissance, son éducation, sa vie publique et privée, ses goûts et ses croyances. Cependant l'historien n'est pas toujours capable de les lui fournir. La documentation n'est pas toujours là. C'est souvent le cas lorsque l'on remonte dans le passé. Alors que doit faire le biographe? Doit-il admettre son ignorance ou combler le vide en puisant dans son imagination ? Beaucoup de biographes du dernier siècle agissaient ainsi. Par exemple, s'ils ne savaient pas où leur sujet avait fait ses études, ils décrivaient les écoles où les universités de la région où il avait passé son enfance en supposant qu'une d'elles avait été fréquentée par lui. La biographie peut aussi déformer l'histoire uploads/Histoire/ caief-0571-5865-2000-num-52-1-1385.pdf
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- Publié le Sep 26, 2022
- Catégorie History / Histoire
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