1 Peter Burke L’HISTOIRE CULTURELLE ET SES VOISINS Introduction au Colloque int
1 Peter Burke L’HISTOIRE CULTURELLE ET SES VOISINS Introduction au Colloque international « L’histoire culturelle et ses frontières » Organisé par le Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines 14-15 novembre 2012 Dans cet exposé, composé de quelques réflexions générales, présentées en guise d’ouverture à votre opéra, je vais suivre le schéma consacré des trois parties : le passé, l’actualité et le futur. Mais avant de commencer, suivant les conseils de Michel de Certeau, je vais préciser le lieu d’où je parle. Je suis Anglais, mais je suis, ou au moins j’étais aussi compagnon de route des Annales (une école, un groupe ou mieux, je crois, un réseau). Pendant plus de quarante ans, je me suis consacré à l’histoire de la culture « classique », surtout de la Renaissance ; mais aussi à l’histoire de la culture populaire ; et enfin à l’histoire de la culture dans une acception plus ample, plus anthropologique, ces trois approches étant selon moi complémentaires et non contradictoires. Qui dit « frontières », dit « voisins », qu’ils soient bons ou mauvais. L’histoire culturelle n’est pas une discipline isolée. Il faut reconnaître que les historiens, c’est-à-dire les habitants des facultés ou instituts d’histoire, ne sont pas les seuls à faire de l’histoire, même dans le monde académique. Nous partageons l’étude du passé avec les historiens de l’art et des sciences, avec les archéologues, les géographes, les sociologues, etc. Le destin de notre discipline est nécessairement lié aux destins de nos voisins, de ces disciplines situées de l’autre côté des frontières académiques, frontières qui façonnent nos vies intellectuelles même si nous aimons les transgresser. Comme Aby Warburg, l’un de mes « héros culturels », je crois à la nécessité d’éluder le Grenzpolizei, de contourner les gardes-frontières intellectuels. Il est souvent utile d’emprunter quelque chose (des idées, des modèles, des méthodes) aux voisins, même si nous n’avons pas l’habitude de donner en retour. Les historiens sont consommateurs plutôt que producteurs de théorie. Pensons à la longue durée, bien sûr, et aussi aux deux idées formulées par les historiens marxistes anglais, « l’économie morale » d’Edward Thompson et « l’invention de la tradition » d’Éric Hobsbawn. Quand l’un de nos voisins fait de l’histoire, on a parfois l’impression d’une histoire un peu « sauvage », mais il faut admettre que nos voisins peuvent aussi nous enseigner quelque chose. La question fondamentale est la suivante. Qu’avons-nous appris, nous historiens du 2 culturel, et que pouvons-nous apprendre à nos voisins ? Et peut-être plus encore, qu’avons-nous négligé d’apprendre ? I Commençons par le passé. Votre Centre commémore aujourd’hui ses vingt ans, mais l’histoire culturelle pourrait en célébrer plus de deux cents. Il y a une tradition française de l’histoire de la civilisation, qui inclut Voltaire et Guizot – et, plus tard, Duby et Mandrou –, mais la tendance dominante a longtemps été la tradition allemande de la Kulturgeschichte. Remontant à la fin du XVIIIe siècle, cette tradition s’est étendue au-delà de l’Allemagne à Jacob Burckhardt en Suisse et à Johan Huizinga en Hollande – la Hollande était encore une province culturelle de l’Allemagne à l’époque de la Première Guerre mondiale. Au commencement, l’histoire culturelle s’est définie comme une histoire générale, cherchant à cerner le Zeitgeist ou, pour parler avec Voltaire « l’esprit du temps », contre les histoires « spéciales » comme l’histoire de la philosophie ou de la musique. Parlons un peu de ces voisins. De l’histoire de la littérature, par exemple, ou plus exactement des histoires des littératures vernaculaires, qui se sont multipliées à l’époque de l’essor des nationalismes européens. Je pense à Georg Gervinus (1835-1842) sur l’histoire de la littérature allemande, suivi par les histoires des littératures suédoise, italienne, portugaise et grecque ou les histoires de la littérature française de Gustave Lanson (1894) et Ferdinand Brunetière (1894). Lanson affirmait ne pas vouloir « faire l’histoire de la civilisation », mais il a écrit quand même des chapitres comme « Vue générale du XVIe siècle ». Dans l’ensemble, ces travaux étaient centrés sur l’idée d’évolution. Le savant danois Otto Jespersen, par exemple, grand admirateur de Herbert Spencer, privilégie ce qu’il appelle la « croissance » de la langue dans son histoire de la langue anglaise (1905). Quant à Brunetière, disciple d’Hippolyte Taine, son histoire s’organise autour de l’idée d’une évolution des genres littéraires, liée à l’évolution des mœurs. Au XIXe siècle, existaient également des ouvrages classiques sur l’histoire de la musique, comme L’Histoire générale de la musique (1869-1876) de François Joseph Fétis, entreprise ambitieuse, interrompue par la mort de l’auteur, organisé autour des notions de développement, progrès et perfectionnement. Quant à l’histoire des beaux-arts, elle connaît déjà un début d’institutionnalisation dans la première moitié du XIXe siècle, surtout dans les pays de langue allemande, avec la création de chaires à Berlin, Bonn, Vienne, Bâle, etc. À Bâle, Burckhardt était d’ailleurs à la fois professeur d’histoire et d’histoire de l’art. Des disciplines nouvelles s’approchaient également de l’histoire culturelle, comme l’archéologie, le folklore et l’anthropologie, là encore, surtout dans les pays de langue allemande ou placés sous l’hégémonie culturelle allemande, comme la Scandinavie. Au Danemark, par exemple, 3 les archéologues Christian Thomsen et Jens Worsaae utilisaient déjà le terme « culture » au pluriel dans la première moitié du XIXe siècle, bien avant l’anthropologue allemand Franz Boas, rendant ainsi explicite une idée présente de manière implicite chez Johann Gottfried Herder. À cette époque, le folklore (Volkskunde) et l’anthropologie étaient essentiellement historiques, comme le montrent les travaux de l’Allemand Gustav Klemm ou de l’Anglais Edward Tylor. Parmi les anthropologues et les folkloristes, comme chez les archéologues, l’idée d’évolution culturelle dominait. Notons aussi l’entrée en scène d’une géographie, à la fois historique et culturelle, utilisant la notion d’aire culturelle ou Kulturkreis. Je pense par exemple à Carl Sauer, professeur de géographie à Berkeley. Dans les années 1920, Sauer, qui était opposé, comme Lucien Febvre, au déterminisme environnemental, fut un pionnier dans l’étude de ce qu’il appelait le « paysage culturel ». Aujourd’hui, il est difficile de distinguer les livres de savants comme Klemm et Tylor, des livres des historiens culturels évoquant la culture populaire, la vie privée ou la vie quotidienne, l’Alltagsgeschichte. Mais à l’époque de Ranke et de ses épigones, on peut parler d’une rencontre manquée, avec une exception importante, danoise, celle de Troels-Lund. À la fin du XIXe siècle, Troels Frederik Troels-Lund, professeur d’histoire à Copenhague, a publié une étude ambitieuse (quatorze tomes) sous le titre de La Vie quotidienne au Nord (Dagligt Liv i Norden). Ce grand livre sur le XVIe siècle, inspiré par les folkloristes (plus importants en Scandinavie qu’en France ou en Angleterre à l'époque), explorait la civilisation matérielle, les vêtements, l’alimentation, la maison et les meubles. Mais après Troels-Lund, il fallut attendre un siècle pour redécouvrir l’histoire de la vie quotidienne. II Je voudrais parler maintenant de notre époque, celle du tournant culturel dans l’histoire de l’histoire, de ce mouvement « de la cave au grenier », comme le disait, avec son esprit habituel, Michel Vovelle. On a vu, par exemple, l’essor de l’histoire de la culture populaire, de Robert Mandrou à Robert Muchembled et au-delà, s’appuyer – sans toujours le reconnaître – sur les études des folkloristes. Mais le tournant culturel est un tournant international. Cette fois, ce sont les historiens américains qui sont à l’avant-garde, avec la « nouvelle histoire culturelle » de Lynn Hunt et de ses collègues. En France, où Fernand Braudel parlait encore de civilisation dans la lignée de Guizot, des historiens comme Maurice Crubellier, Roger Chartier et Pascal Ory ont commencé à évoquer une « histoire culturelle ». Un exemple, peut-être, de l’américanisation de la langue et de la culture française. Ce tournant culturel comprend non seulement des « nouveaux objets », comme le disaient les auteurs de Faire de l’histoire, mais aussi 4 de « nouvelles méthodes », de nouvelles approches des sources, incluant notamment l’histoire orale et le témoignage des images. Deux pionniers de l’histoire orale, Jan Vansina et Paul Thompson, sont partis de présupposés positivistes, mais ont finalement reconnu l’existence d’un élément mythique dans les témoignages, non pour le mettre de côté comme faux, mais pour l’analyser comme source d’une histoire de l’imaginaire social, c’est-à-dire pour faire de l’histoire culturelle. Pour l’analyse des images, fixes et animées, des chercheurs comme Christian Delage et Laurent Gervereau ont développé une critique similaire. Aujourd’hui, l’histoire culturelle, après avoir été marginale, s’est étendue bien au-delà des frontières qui étaient autrefois les siennes, en incorporant ou en déplaçant d’autres formes d’histoire. Prenons le cas de l’historiographie. Plusieurs historiens de l’histoire, comme Bernard Guénée, parlent de « culture historique ». En Allemagne on parle aussi de Geschichtskultur et en anglais d’historical culture. La frontière entre l’histoire intellectuelle et l’histoire culturelle a déjà commencé à s’écrouler. Il y a une prolifération d’études sur l’histoire culturelle du savoir ou mieux, si l’on suit Foucault, des savoirs. On parle en allemand de Wissenkulturen et en anglais de cultures of knowledge. L’histoire culturelle des pratiques intellectuelles, comme les notes de bas de pages (sujet d’un uploads/Histoire/ burke-peter-l-x27-histoire-culturelle.pdf
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- Publié le Aoû 03, 2022
- Catégorie History / Histoire
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