Rev. Sc. ph. th. 98 (2014) 669-704 ʿALĪ ET LE CORAN (ASPECTS DE L’IMAMOLOGIE DU
Rev. Sc. ph. th. 98 (2014) 669-704 ʿALĪ ET LE CORAN (ASPECTS DE L’IMAMOLOGIE DUODÉCIMAINE XIV) * par Mohammad Ali AMIR-MOEZZI École Pratique des Hautes Études (Sorbonne) À Carmela Baffioni, En hommage amical I. Introduction II. ʿAlī, maître de l’herméneutique III. Les allusions coraniques à ʿAlī IV. Les mentions explicites de ʿAlī dans le Coran V. La double nature de ʿAlī et sa sacralité VI. Racines, prolongements et interrogations sur les origines : ʿAlī et le Christ * La présente étude est le quatorzième d’une série d’articles consacrés à l’imamologie duodécimaine (le shi’isme duodécimain, i. e. à douze imams, appelé également l’imamisme, constitue la branche majoritaire de l’islam shi’ite). Les dix premiers sont réunis maintenant dans M. A. AMIR-MOEZZI, La Religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shi’ite, Paris, 2006 (chapitres 3 et 5 à 14 ; trad. anglaise : The Spirituality of Shiʿi Islam : Beliefs and Practices, London-New York, 2011) ; les suivants sont : « Icône et contemplation : entre l’art populaire et le soufisme dans le shi’isme imamite (Aspects de l’imamologie duodécimaine XI) », Bulletin of the Asia Institute 20 (2006 – en fait 2012), p. 1-12, paru aussi dans H. BIESTERFELDT et V. KLEMM (éd.), Differenz und Dynamik im Islam : Festschrift für Heinz Halm zum 70. Geburtstag, Würzburg, 2012, p. 473-492 (trad. anglaise dans P. KHOSRONEJAD [éd.], The Art and Material Culture of Iranian Shi’ism, London-New York, 2012, p. 25-45) ; « Dissimulation tactique (taqiyya) et scellement de la prophétie (khatm al-nubuwwa) (Aspects de l’imamologie duodécimaine XII) », Journal Asiatique, 302/2 (2014), p. 411-438 ; « Les cinq esprits de l’homme divin (Aspects de l’imamologie duodécimaine XIII) », Der Islam, à paraître en 2015. 670 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI I. INTRODUCTION Au-delà des prises de position et des polémiques séculaires, en particulier entre Sunnites et Shi’ites, il est indéniable que la figure de ʿAlī b. Abī Ṭālib, gendre et cousin du prophète Muḥammad, quatrième calife des Musulmans et premier imam des Shi’ites, a une importance particulière dans l’histoire et la spiritualité de l’islam. Je dis bien « figure » de ʿAlī et non son personnage historique sur lequel presque rien de certain n’est connu, si ce n’est quelques événements majeurs dans leurs grands contours. Dans un article, paru il y a une vingtaine d’années et resté célèbre, Jacqueline Chabbi avait souligné l’impossibilité d’établir une biographie historique de Muḥammad tant les sources sur lui sont tardives, contradictoires, pleines d’approximations et d’erreurs, théologiquement et politiquement orientées, car appartenant à des temps différents de l’époque du Prophète et à des mouvements religieux divergents 1. De son côté, Harald Motzki, savant que l’on peut difficilement qualifier d’hypercritique à l’égard des sources musulmanes, souligne le dilemme des historiens qui veulent écrire sur la vie de Muḥammad : « On the one hand, it is not possible to write a historical biography of the Prophet without being accused of using the sources uncritically, while on the other hand, when using the sources critically, it is simply not possible to write such a biography » 2. Le personnage de ʿAlī est sans doute aussi problématique, voire davantage, que celui du Prophète. Il constitue en effet le centre de gravité de trois événements historiques indissociables, dans leur genèse comme dans leurs développements ultérieurs, événements majeurs qui ont façonné les débuts de l’islam et conditionné son destin jusqu’à nos jours : le problème de la succession du Prophète, les conflits et guerres civiles entre les Musulmans qui ont duré plusieurs siècles et enfin l’élaboration 1. J. CHABBI, « Histoire et tradition sacrée. La biographie impossible de Mahomet », Arabica 43 (1996), p. 189-205. Voir aussi F. E. PETERS, « The Quest of the Historical Muhammad », The International Journal of Middle East Studies 23 (1991), p. 291-315 ; G. HAGEN, « The Imagined and the Historical Muḥammad », Journal of the American Oriental Society 129/1 (2009), p. 97-111. Pour une vision moins critique des sources voir A. GÖRKE, H. MOTZKI, & G. SCHOELER, « First Century Sources for the Life of Muḥammad ? A Debate », Der Islam 89/2 (2012), p. 2-59 ; A. AL-AZMEH, The Emergence of Islam in Late Antiquity : Allah and His People, Cambridge, 2014. 2. H. MOTZKI, « Introduction », dans ID. (éd.), The Biography of Muḥammad : the Issue of the Sources, Leiden, 2000, p. XIV. Les multiples difficultés d’établir une vie historique de Muḥammad sont exposées, outre dans l’ouvrage ci-dessus et les études citées dans la note précédente, par ex. dans le recueil d’articles édité par T. FAHD, La vie du prophète Mahomet (Travaux du centre d’études supérieures spécialisé d’histoire des religions de Strasbourg), Paris, 1983 ou dans W. RAVEN, art. « Sīra », dans Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Leiden, 1956-2009 (EI2), s.v. ʿALĪ ET LE CORAN 671 des sources scripturaires à savoir le Coran et le Hadith 3. Les qualificatifs évoqués plus haut pour les sources sur Muḥammad peuvent s’appliquer mutatis mutandis à celles consacrées à ʿAlī, à cette différence près que, autour de celui-ci et son entourage (par exemple son épouse Fāṭima ou son fils al-Ḥusayn), les clivages paraissent avoir été encore plus violents 4. Ainsi, la vie du ʿAlī historique semble perdue dans le tourbillon des conflits qui secouèrent les premiers temps et les premiers écrits de l’islam 5. En revanche, faire une histoire des diverses représentations de ʿAlī dans les différents milieux musulmans est envisageable et c’est à quelques aspects de cette histoire qu’est consacrée la présente étude. Commençons par quelques traits de ces représentations intéressant notre propos, en nous fondant notamment sur les éclairantes synthèses qui viennent d’être mentionnées (note 5). Toutes sortes de sources sont unanimes sur quelques qualités de ʿAlī : sa bravoure – portée par une force physique quasiment surhumaine – en tant que combattant de la foi aux côtés du Prophète (et pourtant après la mort de celui-ci, il n’aurait pris part à aucune expédition militaire), son éloquence, son excellente connaissance du Coran et de la sunna prophétique ainsi que sa perpétuelle insistance sur le devoir de les appliquer, la violente hostilité des grands personnages de Quraysh à son égard, notamment les Omeyyades, hostilité remontant probablement à la 3. Voir maintenant M. A. AMIR-MOEZZI, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Paris, 2011. 4. M. A. AMIR-MOEZZI, Le Coran silencieux, op. cit., chapitre 1 ; W. MADELUNG, The Succession to Muḥammad : A Study of the Early Caliphate, Cambridge, 1997, passim ; ID., « Social Legislation in Sūrat al-Aḥzāb », dans A. CILARDO (éd.), Islam and Globalisation. Historical and Contemporary Perspectives. Proceeding of the 25th Congress of l’Union Européenne des Islamisants et Arabisants, Louvain-Paris-Walpole, 2013, p. 197-203 ; ID., « Introduction » à la partie « History and Historiography », dans F. DAFTARY et G. MISKINZODA (éd.), The Study of Shiʿi Islam : History, Theology and Law, Londres-New York, 2014, p. 3-16 ; B. BEINHAUER-KÖHLER, Fāṭima bint Muḥammad. Metamorphosen einer frühislamischen Frauengestalt, Wiesbaden, 2002, p. 39-56 ; V. KLEMM, « Image formation of an Islamic legend. Fāṭima, the daughter of the prophet Muḥammad », dans S. GÜNTHER (éd.), Ideas, images, and methods of portrayal. Insights into classical Arabic literature and Islam, Leiden-Boston, 2005, p. 181-208 (surtout p. 184-190) ; voir aussi D. K. CROW, « The Death of al-Ḥusayn b. ʿAlī and Early Shīʿī Views of the Imamate », Al-serāt 12 (1986), p. 71-116 (repris dans E. KOHLBERG (éd.), Shīʿism, Aldershot, 2003, article n° 3). 5. Les ouvrages, voire des encyclopédies, de type hagiographique et apologétique sur ʿAlī, écrits par des auteurs musulmans, sont pléthoriques, mais l’histoire critique des sources sur lui et les problèmes de toutes sortes qu’elles posent restent à écrire. Dans l’état actuel de la recherche, on peut avoir recours aux articles synthétiques de l’EI2 (L. Veccia Vaglieri), de l’Encyclopaedia Iranica (I. K. Poonawala et E. Kohlberg), de l’Encyclopaedia of the Qur’ān (A. S. Asani) ou de l’EI3 (2008-2, p. 62 sqq par R. Gleave), s.n. Voir aussi l’ouvrage collectif : A. Y. OCAK (éd.), From History to Theology : ʿAlī in Islamic Beliefs, Ankara, 2005. 672 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI bataille de Badr, laquelle aboutit aux conflits qui entourèrent la mort et la succession de Muḥammad, et qui fit du règne de ʿAlī une suite ininterrompue de guerres civiles et, d’une manière générale, plaça ʿAlī, son entourage et ses partisans au centre de luttes intestines (et d’élaborations doctrinales) qui durèrent plusieurs siècles 6 . Grâce notamment à ses relations privilégiées avec Dieu et le Prophète ainsi qu’au discours de ce dernier à Ghadīr Khumm, les Alides, devenus plus tard des Shi’ites, considèrent ʿAlī comme le seul successeur légitime de Muḥammad. Au-delà de sa signification politique, cette succession possède indéniablement une dimension profondément religieuse. Pour des raisons qui restent encore à préciser, ʿAlī semble avoir été très tôt, aux yeux de ses fidèles, un personnage sacré qui fit évoluer, peut-être de son vivant, le personnage historique en une figure héroïque aux dimensions quasi divines, occupant le centre de ce que de nombreuses sources anciennes appellent « uploads/Histoire/ ali-et-le-coran-aspects-de-limamologie.pdf
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- Publié le Fev 07, 2022
- Catégorie History / Histoire
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