huitième série de la structure Lévi-Strauss indique un paradoxe analogue à celu
huitième série de la structure Lévi-Strauss indique un paradoxe analogue à celui de Lacan, sous forme d'une antinomie : deux séries étant don- nées, l'une signifiante et l'autre signifiée, l'une présente un excès, l'autre un défaut, par lesquels elles se rapportent l'une à l'autre en éternel déséquilibre, en perpétuel déplace- ment. Comme dit le héros de Cosmos, des signes signifiants, il y en a toujours trop. C'est que le signifiant primordial est de l'ordre du langage ; or, de quelque manière que le langage soit acquis, les éléments du langage ont dû être donnés tous ensemble, en un coup, puisqu'ils n'existent pas indépendamment de leurs rapports différentiels possibles. Mais le signifié en général est de l'ordre du connu ; or le connu est soumis à la loi d'un mouvement progressif qui va de parties à parties, partes extra partes. Et quelles que soient les totalisations que la connaissance opère, elles res- tent asymptotes à la totalité virtuelle de la langue ou du langage. La série signifiante organise une totalité préalable, tandis que la signifiée ordonne des totalités produites. « L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce qu'il signifiait... L'homme dispose dès son origine d'une intégralité de signifiant dont il est fort embarrassé pour faire l'allocation à un signifié, donné comme tel sans être pour autant connu. Il y a toujours une inadéquation entre les deux » '. Ce paradoxe pourrait être nommé paradoxe de Robinson. Car il est évident que Robinson sur son île déserte ne peut reconstruire un analogue de société qu'en se donnant d'un coup toutes les règles et lois qui s'impliquent réciproque- ment, même quand elles n'ont pas encore d'objets. Au con- traire, la conquête de la nature est progressive, partielle, de 1. C. Lévi-Strauss, Introduction à Sociologie et Anthropologie de Marcel Mauss, P.U.F., 1950, pp. 48-49. 63 LOGIQUE DU SENS partie à partie. Une société quelconque a toutes les règles à la fois, juridiques, religieuses, politiques, économiques, de l'amour et du travail, de la parenté et du mariage, de la servitude et de la liberté, de la vie et de la mort, tandis que sa conquête de la nature, sans laquelle elle ne serait pas davantage une société, se fait progressivement, de source en source d'énergie, d'objet en objet. C'est pourquoi la loi pèse de tout son poids, avant même qu'on sache quel est son objet, et sans qu'on puisse jamais le savoir exactement. C'est ce déséquilibre qui rend les révolutions possibles ; non pas du tout que les révolutions soient déterminées par la progression technique, mais elles sont rendues possibles par cet écart entre les deux séries, qui exige des ré-aménage- ments de la totalité économique et politique en fonction des parties de progrès technique. Il y a donc deux erreurs, la même en vérité : celle du réformisme ou de la technocratie, qui prétend promouvoir ou imposer des aménagements partiels des rapports sociaux sur le rythme des acquisitions techniques ; celle du totalitarisme, qui prétend constituer une totalisation du signifiable et du connu sur le rythme de la totalité sociale existant à tel moment. Ce pourquoi le technocrate est l'ami naturel du dictateur, ordinateurs et dictature, mais le révolutionnaire vit dans l'écart qui sépare la progression technique et la totalité sociale, y inscrivant son rêve de révolution permanente. Or ce rêve est par lui- même action, réalité, menace effective sur tout ordre établi, et rend possible ce dont il rêve. Revenons au paradoxe de Lévi-Strauss : deux séries étant données, signifiante et signifiée, il y a un excès naturel de la série signifiante, un défaut naturel de la série signifiée. Il y a nécessairement « un signifiant flottant, qui est la ser- vitude de toute pensée finie, mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique » — ajoutons : toute révolution. Et puis il y a, de l'autre côté, une espèce de signifié flotté, donné par le signifiant « sans être pour autant connu », sans être pour autant assi- gné ni réalisé. Lévi-Strauss propose d'interpréter ainsi les mots truc ou machin, quelque chose, aliquid, mais aussi le célèbre mana (ou bien encore ça}. Une valeur « en elle-même vide de sens et donc susceptible de recevoir n'importe quel sens, dont Tunique fonction est de combler un écart entre 64 DE LA STRUCTURE le signifiant et le signifié », « une valeur symbolique zéro, c'est-à-dire un signe marquant la nécessité d'un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié, mais pouvant être une valeur quelconque à condition qu'elle fasse encore partie de la réserve disponible... ». Il faut comprendre à la fois que les deux séries sont marquées l'une d'excès, l'autre de défaut, et que les deux détermina- tions s'échangent sans jamais s'équilibrer. Car ce qui est en excès dans la série signifiante, c'est littéralement une case vide, une place sans occupant, qui se déplace toujours ; et ce qui est en défaut dans la série signifiée, c'est un donné surnuméraire et non placé, non connu, occupant sans place et toujours déplacé. C'est la même chose sous deux faces, mais deux faces impaires par quoi les séries communiquent sans perdre leur différence. C'est l'aventure qui arrive dans la boutique de la brebis, ou l'histoire que raconte le mot ésotérique. Peut-être pouvons-nous déterminer certaines conditions minima d'une structure en général : 1°) II faut au moins deux séries hétérogènes, dont l'une sera déterminée comme « signifiante » et l'autre comme « signifiée » (jamais une seule série ne suffit à former une structure). 2°) Chacune de ces séries est constituée de termes qui n'existent que par les rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres. A ces rapports, ou plutôt aux valeurs de ces rapports, cor- respondent des événements très particuliers, c'est-à-dire des singularités assignables dans la structure : tout à fait comme dans le calcul différentiel, où des répartitions de points singuliers correspondent aux valeurs des rapports différen- tiels 2. Par exemple, les rapports différentiels entre pho- nèmes assignent des singularités dans une langue, au « voisi- nage » desquelles se constituent les sonorités et significations caractéristiques de la langue. Bien plus, il apparaît que les 2. Le rapprochement avec le calcul différentiel peut paraître arbitraire et dépassé. Mais ce qui est dépassé, c'est seulement l'interprétation infinitiste du calcul. Dès la fin du xix° siècle Weierstrass donne une interprétation finie, ordinale et statique, très proche d'un structuralisme mathématique. Et le thème des singularités reste une pièce essentielle de la théorie des équations différentielles. La meilleure étude sur l'histoire du calcul diffé- rentiel et son interprétation structurale moderne est celle de C. B. Boyer, The History of thé Calculus and Its Conceptuel "Development, Dover, New York, 1959. 65 LOGIQUE DU SENS singularités attenant à une série déterminent d'une manière complexe les termes de l'autre série. Une structure comporte en tout cas deux distributions de points singuliers corres- pondant à des séries de base. C'est pourquoi il est inexact d'opposer la structure et l'événement : la structure comporte un registre d'événements idéaux, c'est-à-dire toute une histoire qui lui est intérieure (par exemple, si les séries comportent des « personnages », une histoire réunit tous les points singuliers qui correspondent aux positions rela- tives des personnages entre eux dans les deux séries). 3°) Les deux séries hétérogènes convergent vers un élément para- doxal, qui est comme leur « différentiant ». C'est lui, le principe d'émission des singularités. Cet élément n'appar- tient à aucune série, ou plutôt appartient à toutes deux à la fois, et ne cesse de circuler à travers elles. Aussi a-t-il pour propriété d'être toujours déplacé par rapport à lui- même, de « manquer à sa propre place », à sa propre identité, à sa propre ressemblance, à son propre équilibre. Il apparaît dans une série comme un excès, mais à condition d'apparaître en même temps dans l'autre comme un défaut. Mais, s'il est en excès dans l'une, c'est à titre de case vide ; et, s'il est en défaut dans l'autre, c'est à titre de pion sur- numéraire ou d'occupant sans case. Il est à la fois mot et objet : mot ésotérique, objet exotérique. Il a pour fonction : d'articuler les deux séries l'une à l'autre, et de les réfléchir l'une dans l'autre, de les faire communiquer, coexister et ramifier ; de réunir les singula- rités correspondant aux deux séries dans une « histoire embrouillée », d'assurer le passage d'une répartition de singularités à l'autre, bref d'opérer la redistribution des points singuliers ; de déterminer comme signifiante la série où il apparaît en excès, comme signifiée celle où il apparaît cor- rélativement en défaut, et surtout d'assurer la donation du sens dans les deux séries, signifiante et signifiée. Car le sens ne se confond pas avec la signification même, mais il est ce qui s'attribue de manière à déterminer le signifiant comme tel et le signifié comme tel. On en conclut qu'il n'y a pas de structure sans séries, sans rapports entre termes de chaque série, sans points singuliers correspondant à uploads/Histoire/ 8e-serie-de-la-structure.pdf
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- Publié le Sep 12, 2022
- Catégorie History / Histoire
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