DIETER KREMER MODE ONYMIQUE ET LITTÉRATURE POPULAIRE L’EXEMPLE DU PORTUGAL, JUS

DIETER KREMER MODE ONYMIQUE ET LITTÉRATURE POPULAIRE L’EXEMPLE DU PORTUGAL, JUSQU’AU XVIE SIÈCLE 1. Au cœur de toute étude onomastique se pose la question du pourquoi, de la motivation du choix et de l’acte de nomination. Ici se rencontrent, pour ainsi dire, automatiquement toutes les disciplines: l’étymologie et la langue, la sociologie, l’histoire et la littérature. C’est seulement après que se suit l’étude «technique» du détail par les divers spécialistes compétents. C’est dans cette perspective que je peux vous parler aujourd’hui d’une aire thématique qui, en principe, ne considère pas mon champ d’activité particulier, une fois que je ne me suis jamais occupé, de façon spéciale et spécifique, des noms «littéraires» (ceci dit entre guillemets). La problématique me paraît cependant assez intéres- sante pour attirer l’attention sur quelques aspects qui mériteraient un traitement plus approfondi et systématique; je n’ai cependant pas de solutions à vous proposer. Je m’occupe des noms propres dans des contextes diversifiés, avec un accent net sur la Péninsule Ibérique et ici le Portugal. Je dispose d’une documentation assez représentative, des origines de la tradition écrite jusqu’à l’actualité. D’un intérêt spécial entre autres pour les noms de personne s’avère la documentation, sous forme de listes fis- cales, registres paroissiaux, inventaires d’esclaves etc., de la deuxième moitié du XVe et du XVIe siècles, bref de l’apogée de l’empire portu- gais. Ces documents démographiques ne permettent pas seulement des observations d’ordre statistique mais aussi un regard sur le comporte- ment onymique de la classe bourgeoise de l’époque. Si je mets l’accent sur «bourgeois», ce n’est que sous une certaine réserve. En effet, il pa- raît, à première vue, que la nomination est nivellée et perméable entre toutes les couches sociales: les esclaves portent les noms de leurs pro- priétaires, le petit bourgeois ne se distingue pas, dans la façon de se nommer, de la noblesse, etc. Tout au moins dans leur masse et fréquen- ce, quelques noms standard sont caractéristiques de tous. Ceci vaut d’ailleurs aussi pour les noms de famille, qui répètent, dans une très haute fréquence, quelques rares patronymes du type Lopes, Rodrigues, 318 DIETER KREMER Fernandes, Gonçalves, Alves, etc., et quelques détoponymiques, le plus souvent des désignations génériques du monde végétal tel que Silva, Oliveira, Carvalho, etc. C’est en regardant de plus près que nous dé- couvrons une variété étonnante de prénoms (sur lesquels je reviendrai au cours de cette intervention) et une différenciation intéressante entre patronymes répétés et une infinité de noms de famille délexicaux. Sont un indice important pour le «goût» onymique de l’époque les noms portugais des esclaves. On a l’impression qu’on accordait une place sensiblement plus importante à la fantaisie (ou à la spontanéité) que dans la nomination conditionnée par la tradition (familiale et so- ciale) et l’église de la population livre. Il s’agit en effet de noms de bap- tême, mais les esclaves sont baptisés comme des objets: le nom docu- mente d’un côté le droit du propriétaire, de l’autre on peut choisir les noms sans les contraintes traditionnelles. On estime la part de la popu- lation non-libre à quelques 10% de la population totale, avec des diffé- rences notables selon les couches sociales et les régions. Évidemment, cette population est saisissable seulement dans des cas exceptionels. Sont d’une importance capitale les registres paroissiaux, dont nous dis- posons, pour le XVIe siècle, de quelques exemples importants pour la capitale Lisbonne. Nous rencontrons une concentration toute spéciale sur Madère, l’île du sucre. Ici nous notons en plus une forte internatio- nalisation des familles du grand commerce, l’influence italienne étant dominante. Mais, aussi Lisbonne en tant que métropole et centre poli- tique, commerçant et culturel est sensiblement internationalisée. Beau- coup d’étrangers se sont établis ici (un phénomène qui se répétera au XVIIIe siècle). La culture est européanisée, la littérature et les sciences atteignent un niveau important, caractérisé par l’échange entre les na- tions de l’Europe et l’empire mondial portugais. Il est évident que dans cette conjoncture la circulation de la littérature européenne, surtout celle dite populaire, est omniprésente. Il reste à vérifier sous quelle for- me cette «réception» par la masse de la population avait lieu: par la voie auditive ou par la lecture. Une étude plus approfondie des noms «littéraires» de la littérature populaire du déclin du Moyen Âge et du début des «temps modernes» serait certainement d’une grande utilité. À côté de l’imagination et de l’esprit inventif des «auteurs», se pose la question de l’origine de ces noms propres qui souvent devinrent à la mode. Comme roman de che- valerie par excellence, l’Amadís de Gaula est l’archétype et le point cul- 1 Exemple souvent traité, cfr. par exemple P. AEBISCHER, L’entrée de «Roland» et «Oli- vier» dans le vocabulaire onomastique de la Marca Hispanica d’après le «Liber Feudorum Maior» et d’autres recueils de chartes catalanes et françaises, «Estudis Romànics», V (1955- 1956), pp. 55-76; ou R. LEJEUNE, La naissance du couple littéraire «Roland et Olivier», «An- nuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves», X (1950) [= Mélanges Henri Grégoire], pp. 371-401. Au Portugal, nous encontrons Rolão comme prénom dès 1473 et Oliveiros a. 1472, peut-être déjà dans Petrus Oliver a. 1220. L’interprétation est dis- cutable pour Rolão en deuxième position (Menendus Rolam a. 1220, Vincencius Rolam a. 1265), il pourrait s’agir d’un surnom délexical (p. ex. de rolão adj. «reles, ruim», utilisé par Gil Vicente, ou rolão s.m. «augmentatif de rola “tourterelle”» ou encore «augmentatif de ro- lo “rouleau”»); dans ce contexte plusieurs noms de lieu Rolão qui peuvent représenter di- rectement le lexème ou bien faire référence à une famille Rolão, ce qui est sûrement le cas de Rolões, probablement aussi de Rolaes (a. 1258) et Rolãs. La forme littéraire, emprunté à l’espagnol, est plutôt Roldão, documentée chez Johan Baveca (XIIIe siècle) et devenu lexè- me déonymique roldão s.m. «farfante, valentão, ferrabraz». C’est ainsi qu’il faut probable- ment interpréter Gaspar Loppes Roldam, Joam Fernandes Roldão, Domingos Fernandes Roldam, Manoel Fernandes Roldam, avec Maria Fernandes Roldana (tous XVIIe siècle, fa- mille de Carção, Vimioso, Trás-os-Montes). 2 E. DE FELICE, I nomi degli italiani. Informazioni onomastiche e linguistiche sociocultu- rali e religiose, Venezia, SARIN 1982, p. 157. MODE ONYMIQUE ET LITTÉRATURE POPULAIRE 319 minant de cette littérature populaire. Les personnages les plus signifi- catifs sont propriété publique, leurs noms se propagent en devenant prénoms et servent de base à des formations spontanées. Par consé- quent, il est intéressant d’une part de poursuivre la propagation de ces noms à la mode, car ils peuvent contribuer à faire avancer la question controversée de l’origine de l’Amadís. Est connu comme peut-être le premier modèle de ce genre de questionnement le couple onymique Roland et Olivier.1 D’autre part, ces noms donnent l’occasion de les étudier du point de vue étymologique et morphologique (ce qui vaut d’ailleurs aussi pour Olivier), tout en ne perdant pas complètement de vue leur contexte géo-historique, c’est-à-dire la «matière de Bretagne» et la transmission par le français. À côté de l’Amadís il existe, bien en- tendu, de nombreuses matières populaires médiévales, je cite ici la De- manda do Santo Graal ou les sujets de l’Antiquité classique comme su- jets représentatifs, mais le théâtre et la tradition populaire du Roman- ceiro s’avèrent être également importants. Tous ont laissé des traces dans l’onymique. L’onomastique ne peut pas se plaindre de manquer de domaines de recherches. Emidio De Felice a proposé, dans son livre sur I nomi degli italiani,2 une typologie des prénoms sous l‘aspect de contenu. Il est, bien enten- du, extrêmement difficile de tenir en même temps compte aussi des as- 3 Nom déjà ancien (exemples dès le XIe siècle, probablement avec la variante Dordia), à séparer du nom à la mode Doroteia (XVIe siècle). 4 Avec les variantes Ursulla, Ursolla, Ursella; cfr. l’article Ursus, dans Dictionnaire his- torique de l’anthroponymie romane, III, 1, Tübingen, Niemeyer [sous presse, 2005]. 5 Nom présent dans l’onomastique portugaise dès le Moyen Âge (avec la variante Sava- schão). Aura contribué à sa mode le roi D. Sebastião «o Desejado», né le jour de Saint Sé- bastien (20.1.1554). 320 DIETER KREMER pects formels et étymologiques. Peut-être est-il légitime de constater de manière globale que le comportement onymique correspond à une constante humaine et que, dans le contexte européen, nous pouvons observer une importante affinité. Quelqu’un qui s’occupe des noms des débuts des «temps modernes» – au Portugal, je le répète, cela cor- respond à la grande époque des Découvertes et à l’époque de floraison jusqu’au milieu du XVIe siècle – se heurte, comme je viens d’y faire al- lusion, à une certaine monotonie tout au moins statistique. Or en y re- gardant de plus près il découvrira une étonnante diversité du monde onymique. Il se posera surtout la question du pourquoi de l’apparition de certains prénoms que l’on peut considérer comme noms à la mode de l’époque, mais qui ne deviennent pas tous obligatoirement ou im- médiatement des noms de masse. Normalement, nous pouvons, avec De Felice, facilement distinguer entre les «nomi religiosi» et les «nomi laici». Pour les premiers, il est évidemment facile de uploads/Histoire/ 517-510-1-pb.pdf

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  • Publié le Nov 07, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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