GÉOGRAPHIE DES ETHNIES, GÉOGRAPHIE DES CONFLITS A BRAZZAVILLE 1 par Elisabeth D
GÉOGRAPHIE DES ETHNIES, GÉOGRAPHIE DES CONFLITS A BRAZZAVILLE 1 par Elisabeth Dorier-Apprill et Robert Ziavoula Résumé: Les résultats électoraux de 1992 avaient révélé, à Brazzaville d'inquiétants clivages géographiques liés à la logique de regroupement ethno-régional dans les quartiers. En 1993, à la suite d'une contestation électorale, c'est par la sécession des arrondissements du sud, peuplés de Lari, que commencent les violences. La capitale sombre alors dans une véritable guerre urbaine aggravée par l'action de milices armées par les partis, et recrutées parmi la jeunesse désœuvrée. La milice zulu et la force d'Aubeville, armées par la mouvance présidentielle, contrôlent le centre et certains quartiers périphériques, la milice ninja, armée par le princi- pal parti d'opposition à dominante Lari, contrôle l'arrondis- sement de Bacongo et la sortie routière de Brazzaville. Les violences à caractère ethnique perpétrées par ces milices et l'intervention brutale de l'armée à Bacongo ont provoqué un gigantesque chassé-croisé de réfugiés entre les quartiers. Cette territorialisation violente de la capitale sous l'emprise de jeunes - en majorité nés et socialisés à Brazzaville - a été commentée comme la résurgence archaïque de tensions eth- niques: n'est-ce pas plutôt le visage décomposé d'une modernité urbaine en crise, et privée de ses régulateurs? Mots clés: Congo - Brazzaville - Géographie électorale - Violence urbaine - Ethnicité - Jeunesse. 1. Écrit en 1995, ce texte a été complété à l'occasion d'une mission de recherche 2 d'un mois à Pointe-Noire et Brazzaville, et grâce aux apports du colloque « Identités et démocratie en Afrique », Pointe-Noire, 14-16 déc. 1995, orga- nisé par l'association Rupture (association d'universitaires congolais présidée par Patrice Yengo. BP 5876 Pointe Noire). 2. Chercheur associé ORSTOM - UR Enjeux de l'urbanisation. 259 Après plus d'un quart de siècle de monopartisme et de gou- vernement militaire, le Congo a rejoint la vague des démocratisa- tions africaines. En 1991, une Conférence nationale a instauré un régime de transition, avant qu'une série d'élections viennent renouveler le personnel politique. A l'époque, la Conférence nationale congolaise - présidée par l'archevêque catholique Mgr Kombo - fut maintes fois citée en exemple pour la tolérance de ses débats, clôturés par une mémorable séance de lavement des mains en signe de réconciliation nationale. Pourtant l'année 1992, marquée par 8 sessions électorales, a ouvert à Brazzaville une longue période de troubles politiques et de violences, aggra- vés par la récession économique qui frappe le pays de plein fouet. Les résultats électoraux de 1992 avaient déjà révélé, à l'échelle du pays, d'inquiétants clivages ethno-régionaux. A Brazzaville, où le peuplement se réalise nettement par affinité ethnique, ils se traduisent par des contrastes électoraux selon les quartiers. C'est en juin 1993, par la sécession de tout un arrondissement, Bacongo, à la suite d'une contestation électorale, 'que s'ouvre la principale phase de violences urbaines. Depuis, la capitale a som- bré dans une véritable guerre civile à forte apparence « ethnique », aggravée par l'action de milices armées par les par- tis et recrutées parmi la jeunesse désœuvrée. Les trois arrondisse- ments « sudistes» de Brazzaville sont devenus le théâtre d'affron- tements entre les partisans du gouvernement, originaires des régions du sud-ouest (Niari, Bouenza, Lekoumou) surnommées Nibolek, et les Lari, originaires du Pool, partisans de l'opposition. La milice zulu et la force d'Aubeville, armées par le parti prési- dentiel contrôlent le centre-ville et Mfilou tandis que les milices de l'opposition contrôlent les autres quartiers. Les populations Nibo- lek minoritaires à Bacongo, ont dû se réfugier dans les quartiers Mfilou. Symétriquement, les Lari de Mfilou ont du fuir cette partie de la ville pour échapper aux violences. Pour désigner ce vaste chassé-croisé qui a entraîné le déplacement de plus de 100 000 per- sonnes, certains commentateurs n'ont pas hésité à parler d'épura- tion ethnique des quartiers ! Mais cette « territorialisation» violente de la ville sous l'emprise de jeunes miliciens - en majorité nés à Brazzaville, scolarisés, grandis dans l'horizon des quartiers - est- elle la simple résurgence de vieux antagonismes ethniques, aigris par la cohabitation citadine, ou le visage décomposé d'une moder- nité urbaine en crise et privée de ses régulateurs? 260 PERCEPTION DE L'ETHNICITÉ DANS L'ESPACE BRAZZAVILLOIS Brazzaville, avec 800000 habitants environ 3, représente plus du tiers de la population congolaise. Malgré sa petite dimension, comparée aux grandes métropoles d'Afrique Noire, à commencer par sa voisine Kinshasa, elle est le type même de la capitale poli- tique macrocéphale. Son rythme de croissance demeure élevé, tant du fait de l'accroissement naturel que d'un exode rural qui ne se tarit pas, même si son rythme ralentit entre les deux der- niers recensements (12900 migrants d'origine rurale en 1974 contre 8700 en 1985). L'accroissement naturel joue un rôle de plus en plus décisif dans la croissance de Brazzaville: plus de la moitié des Brazza- villois sont aujourd'hui nés dans la capitale. En vérité, les adultes, dans leur majorité viennent encore de la campagne, mais les actifs des dix prochaines années seront presque tous des Brazza- villois de naissance. La majorité des Brazzavillois qui ne sont pas nés dans la capi- tale viennent du Pool et des régions les plus densément peuplées du sud/sud-ouest. En 1980, près de 60 % des chefs de ménage étaient des Kongo (moyenne nationale 48 % en 1974), pour 28,5 % de Téké et de Mbochi, les deux autres principaux groupes. Si l'on compare avec la moyenne nationale (tableau 1) 4, il Y a donc sur- représentation des Kongo et sous-représentation des Tékés à Brazzaville, tandis que la présence des Mbochis est conforme à leur poids démographique dans le pays. En réalité ces trois groupes principaux constituent des conglomérats beaucoup plus complexes, comme en témoigne la carte n° 1. A Brazzaville, depuis les ouvrages fondateurs de G. Balandier, et l'atlas réalisé par R. Devauges à partir du recensement de 1974 5, toutes les enquêtes sur ce sujet 6 ont montré de manière élo- quente que le peuplement des quartiers se réalisait par affinité ethno-régionale (cf. tableaux 1 et 2, et cartes 2 et 3). Dans l'en- semble, on observe une dichotomie « nordistes» « sudistes» de part et d'autre du centre-ville et de Poto-Poto. Ces quartiers font office de zone-tampon. Les contrastes s'accusent dans les parties plus récentes des fronts d'urbanisation. 3. Estimation. 585 000 au dernier recensement (1984). 4. Chiffres du recensement de 1974, aucune donnée plus récente n'est dipo- nible. 5. ORSTOM, coll. travaux et documents, n° 180. 6. Enquête URBANOR, 1980-0R5TOM/santé-urbanisation, 1986, in: Dorier-Apprill, 1993 (thèse). 261 CONGO Carte 1. RÉGIONS ADMINISTRATIVES ET GÉOGRAPHIQUES DES ETHNIES Source: INRAP, Brazzaville, 1976 1M Basil Graup4I Ilhniqui KUGNI SauJ·graupe 100 z~o k.. Carte 2. GÉOGRAPHIE DES ETHNIES A BRAZZAVILLE Répartition des ethnies par arrondissement en 1980 Source: Enquête URBANOR, 1980 MA EKELE ~ quartiers monoelhniques (bakongo) ~ quartier Il dominante kongo (avec minorités) o quartier:\ composition ethnique lquilibrt-e EIIJ quartiers à dominante tékélmbochi mm majorité mbochl Mf/LOU BACONGO FlHN( COHGQ O~kll Les quartiers nord-est accueillent une proportion élevée de groupes originaires de la moitié nord du pays (Tékés et Mbochis). La dominante Mbochi est particulièrement marquée à Talangaï (près de 47 % alors que la moyenne à Brazzaville est de 14 %), sur- tout sur le front d'urbanisation. Poto-Poto conserve son caractère très marqué de « quartier d'accueil» de migrants d'origines diverses: toutes les ethnies 7 congolaises y sont représentées, et la part d'étrangers y est très supérieure à la moyenne. Les étrangers en moins, Ouenzé présente aussi une apparente hétérogénéité ethnique qui recouvre, en fait, un zonage spatial assez marqué: la plus grande partie, jouxtant Talangaï vers l'est 7. A Brazzaville, le terme d'ethnie est d'usage banal, répandu et admis, tant dans la presse que dans la conversation courante, pour désigner les différences culturelles qui semblent liées à l'origine régionale. Il n'en a pas toujours été ainsi: voir infra (p. 266). Carte 3. LES NIBOLEKS A BRAZZAVILLE EN 1980 Proportion de chefs de ménage originaires du Niari, de la Lekoumou ou de la Bouenza Source: Enquête URBANOR, 1980, carte E. et C. Apprill o o • comprend une large majorité Téké et Mbochi. Les Kongo, minori- taires, sont concentrés dans la partie nord-ouest de cet arrondisse- ment, au voisinage de Moungali 8. Parmi les Kongo, majoritaires à Moungali, la diversité d'origine géographique est importante, avec la présence supérieure à la moyenne de ressortissants des régions du sud-ouest (Niari, Lekou- mou, Bouenza) et du Kouilou. Les véritables quartiers Kongo se trouvent au sud, le long du fleuve et à Mfilou, et c'est là que se sont déroulés les conflits de ces dernières années, qui sont réputés avoir opposé des Kongo origi- naires de régions différentes. Comme le montre la carte nO 3, les quartiers neufs de Mfilou abritent 88 % de Kongo, parmi lesquels beaucoup d'originaires des régions du sud-ouest du pays, (Niari, Lekoumou, Bouenza) sur- nommées régions « Nibolek » ou «Niboland » depuis les événe- ments de 93-94. 8. Cf. Dorier-Apprill, thèse, 1993. Au contraire, les vieilles cités de Bacongo et Makélékélé sont à la fois monoethniques et monorégionales, peuplées de Kongo ori- ginaires du Pool (les Laris), bien souvent même nés uploads/Geographie/geographie-des-ethnies-geographie-des-conflits-a-brazzaville.pdf
Documents similaires










-
37
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 21, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5748MB