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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/4 Féminicides: au Mexique, elles mettent des noms sur des chiffres PAR MARIE HIBON ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 21 DÉCEMBRE 2020 En 2019, près de 3 900 femmes ont été assassinées au Mexique. Des chiffres répétés à longueur de mobilisations, mais trop anonymes. Plusieurs activistes redonnent une identité aux victimes et luttent contre l’engourdissement des esprits face aux statistiques. Manifestation à Mexico, le 25 novembre 2020, pour réclamer la fin des violences envers les femmes. © EYEPIX/NURPHOTO /AFP Mexico (Mexique).–Chaque jour, avec la régularité d’un métronome, un mail tombe dans la boîte électronique de Maria Salguero. « Alerte Google : Femme assassinée. » Et, chaque jour, sans faute, ce courriel de l’horreur contient une ou plusieurs occurrences de femme assassinée, poignardée, étranglée, abandonnée dans un fossé, un terrain vague ou jetée d’un pont quelque part dans un des 32 États de la République mexicaine. Salguero, géophysicienne et activiste féministe de 42 ans, parcourt quotidiennement depuis cinq ans ce funeste bulletin et en extrait les informations qui lui permettront, entre autres sources, d’alimenter la carte interactive qu’elle a créée en 2016 pour géolocaliser et nommer les assassinats de femmes au Mexique. « Je travaillais sur les disparitions, quand j’ai pris conscience que les meurtres de femmes concernaient tout le pays. » La prise de conscience du Mexique face à l’ampleur de la violence contre les femmes est récente. Dans les années 1990, les expertes féministes se battent pour créer des textes de loi exemplaires sur le sujet, qui culminent en 2007 avec la Loi sur l’accès à une vie libre de violences pour les femmes. Mais c’est l’essor du mouvement féministe ces dernières années, mené par la colère des plus jeunes, qui constatent que, malgré le travail de leurs aînées, rien n’a changé pour elles, qui a imposé le sujet dans le débat public. La carte des féminicides dressée par Maria Salguero. © Capture d'écran/Google Malgré des cas emblématiques qui ont secoué le pays au fil des ans – comme celui de l’activiste Marisela Escobedo, assassinée en 2010 pour avoir cherché à obtenir justice pour sa propre fille victime de féminicide par son compagnon (un documentaire a été diffusé en octobre 2020 sur Netflix) –, la violence contre les femmes est longtemps restée cantonnée à une multitude de faits divers, certes tragiques, mais soigneusement isolés les uns des autres. « Je me suis rendu compte que les féminicides ne touchaient pas uniquement l’État de Mexico [gigantesque ceinture industrielle de la capitale – ndlr]. Qu’à Ciudad Juarez, cela continuait… », se rappelle Maria Salguero. En géolocalisant chaque femme assassinée, les épingles de sa carte couvrent tout le territoire et font émerger des caractéristiques communes. Sur la carte interactive, l’activiste documente, à raison de trois à quatre heures de travail par jour, le lieu où la victime a été retrouvée mais aussi d’autres caractéristiques : son nom, son âge, sa relation avec l’agresseur, les circonstances du meurtre, l’état du corps de la victime. Des informations qui doivent permettre, en les compilant, de comprendre le phénomène plus finement qu’à travers les chiffres bruts du nombre de femmes assassinées et de féminicides que les autorités publient chaque mois. Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/4 Selon les statistiques officielles, 3 880 femmes ont été assassinées l’an dernier dans le pays. 1 006 de ces meurtres ont été classés comme féminicides. Un terme forgé au Mexique et reconnu dans sa législation depuis 2007 mais sciemment sous-utilisé par les autorités du pays, que le terme n’avantage pas. Au Mexique, le féminicide recouvre la notion d’assassinats de femmes en raison de leur genre, mais aussi le caractère de domination systémique de ces crimes et, par extension, la responsabilité de l’État. Dans la base de données de Maria Salguero, 58 % des près de 3 000 crimes qu’elle a documentés sont des féminicides, affirme la géophysicienne, quand, pour les autorités, seuls 26 % sont traités comme tels. Manifestation à Mexico, le 25 novembre 2020, pour réclamer la fin des violences envers les femmes. © EYEPIX/NURPHOTO /AFP Enquêter sur un féminicide demande de s’intéresser au contexte du crime et de procéder selon des principes bien définis. Cela exige plus de temps, de formation et de ressources que n’en possède la justice mexicaine, débordée par le nombre de dossiers à traiter dans un pays aux 35 000 homicides annuels et souvent encline à détourner le regard pour protéger l’un ou l’autre intérêt supérieur. « Au Mexique, les autorités dépensent une énergie folle à éviter cette catégorie et les obligations qui vont avec, cingle l’avocate féministe Andrea Medina, qui a participé à forger le terme. À ce stade, on ne peut plus parler d’omission, mais d’une volonté de faire obstacle à l’application de la loi. Les fonctionnaires se retrouvent à falsifier les rapports d’expertise. » On ne compte plus les cas de féminicides où la victime est classée à tort comme étant de sexe masculin… Désormais, les familles des victimes contactent directement l’activiste pour qu’elle recense leur cas sur sa carte et lui donne ainsi une existence tangible, quand souvent les autorités disent aux familles de revenir plus tard ou de ne pas s’inquiéter car leur fille est sûrement partie avec un garçon. Sa carte des féminicides a valu à Maria Salguero les honneurs du magazine Forbes ; l’édition mexicaine l’a intégrée en 2019 et 2020 dans le haut de sa liste des « 100 femmes d’influence au Mexique ». Les autorités ont également rapidement repéré et reconnu son travail, qui a servi de base à l’élaboration de multiples rapports et analyses au sein de plusieurs institutions. « Un membre de la Garde nationale [un corps des forces de l’ordre créé en 2018 et destiné à remplacer la police fédérale – ndlr] m’a rapporté que ma carte était une de leurs sources pour affiner leurs analyses sur les crimes de genre », relate Salguero depuis l’État de Sonora (nord-ouest du Mexique), où elle a déménagé en novembre. Après plusieurs tentatives décevantes, comme ce recrutement au sein du sous-secrétariat aux droits de l’homme pour créer une base de données sur les féminicides, où l’on a demandé à l’activiste de travailler gratuitement et de payer sa connexion Internet, Maria Salguero a finalement été embauchée, cet été, par la procureure de l’État de Sonora pour diriger un nouveau service consacré à l’analyse de données sur la violence de genre. Pour l’activiste, « c’est dans le système judiciaire qu’on a accès aux données les plus complètes. De quoi faire de l’analyse extrêmement fine du contexte de ces crimes pour formuler des politiques publiques en prise avec la réalité ». Elle milite notamment pour catégoriser à part les féminicides liés au crime organisé, un phénomène croissant qu’elle a détecté en alimentant sa carte, mais qui n’existe pas dans la nomenclature officielle, ce qui « risque de fausser les conclusions que l’on tire des chiffres ». «Tout est déjà contenu dans la loi. Mais elle n’est pas appliquée» Si Maria Salguero compte continuer à alimenter sa propre carte, son travail a fait des émules. Plusieurs projets de cartes locales existaient déjà à Ciudad Juarez et dans l’État de Mexico, et d’autres activistes Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/4 ont décidé de continuer à rendre leur identité aux femmes assassinées au Mexique, chaque jour plus nombreuses. C’est le cas de Sofia Valencia. À 19 ans, cette étudiante en biologie à la Unam, la plus grande université d’Amérique latine, située à Mexico, a lancé cette année un compte Instagram baptisé « Nos Faltas Tu 2020 »(« Tu manques à l’appel 2020 »). Le compte Instagram de Sofia Valencia, étudiante en biologie, sur les féminicides. © Capture d'écran/Instagram Comme Maria Salguero, la jeune femme fouille les faits divers à la recherche d’informations sur les dix femmes assassinées chaque jour en moyenne au Mexique et réalise une publication quotidienne par laquelle elle tente de rendre sa dignité à la victime, souvent bafouée par le traitement racoleur qu’en fait la presse à sensation. En tant qu’utilisateur, le procédé est radical : les abonnés à ce compte ne peuvent que prendre la mesure de l’horreur quand chaque jour, le profil d’une nouvelle femme assassinée apparaît sur leur fil Instagram entre deux photos léchées. C’est la terreur de l’anonymat engloutissant ces victimes qui a poussé l’étudiante à ouvrir ce compte. « Quand [le président mexicain] Lopez Obrador est arrivé au pouvoir, il a promis que tout changerait. Et puis l’année 2019 s’est terminée avec plus de mortes que jamais. Le soir du Nouvel An, j’échangeais des vœux par texto avec mes amies, quand, une fois couchée, j’ai été prise de panique. Je me disais que cette année, c’est moi qui pouvais être assassinée. Ou mes amies proches. Ou d’autres femmes… ce qui m’a le plus angoissée, c’était que je ne saurais jamais qui sont ces femmes. Certains cas sont médiatisés, mais pas tous. » Ces dernières années, une litanie de féminicides a rythmé de son tempo macabre les mobilisations uploads/Geographie/article-929293.pdf
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- Publié le Dec 06, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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