104 Une brè ve hi stoire de la psych ogéo graphie Une brève histoire de la psyc
104 Une brè ve hi stoire de la psych ogéo graphie Une brève histoire de la psychogéographie 105 Une brève histoire de la psychogéographie « La formule pour renverser le Monde, nous ne l’avons pas trouvée dans les livres, mais en errant. » Guy Debord, in In girum imus nocte et consumimur igni (1981) « Toutes les villes sont géologiques et l’on ne peut faire trois pas sans rencontrer des fantômes, armés de tout le prestige de leurs légendes. » Ivan Chtcheglov (Gilles Ivain), Formulaire pour un urbanisme nouveau (1953) in l’Internationale Situationniste 1 Paris, octobre 1958 L’ouvrage collectif Psychogéographie ! Poétique de l’exploration urbaine, coordonné et rédigé pour une grande part par l’écrivain et libraire londonien Merlin Coverley, se donne pour objectif de tracer le fil de l’histoire de « l’esprit psychogéographique », si l’on peut le formuler ainsi. Ce concept de psychogéo- graphie, s’il est forgé (et nommé) par Guy Debord et les jeunes lettristes dans le Paris du milieu des années 50, ressort en fait d’une longue tradition littéraire, et ne peut être circonscrit à la seule aventure des lettristes (et des situationnistes à leur suite) : tout comme il n’est pas né avec eux, le concept survivra à la dis- solution du mouvement. D’ailleurs, pour une bonne part, ceux qui reprirent le flambeau se réclameront finalement assez peu de Debord (avec des exceptions, notables), et tisseront plutôt des liens avec la longue tradition littéraire évoquée plus haut. L’esprit psychogéographique consiste en une appétence pour l’errance urbaine, sous l’influence ou non de psychotropes divers et variés, et la volonté d’en garder une trace, par écrit ou par d’autres biais. Avant les lettristes, donc, de nombreux auteurs ont fait leur cette préoccupation, et cette tradition per- dure jusqu’à nos jours. Avant même que la notion de psychogéographie ne soit e 106 formalisée, il apparaissait clairement que ce type d’activités présentait invaria- blement quelques traits communs, comme un attrait pour la contestation ou la subversion, ou la volonté d’injecter dans les métropoles naissantes une di- mension sacrée, ou plutôt occulte, faisant de la Ville l’objet d’un savoir secret, presque ésotérique. Dans sa volonté de tracer ce fil particulier, le livre de Coverley s’avère un passionnant voyage à travers l’histoire de ce « mouvement » ; quelques défauts résident malheureusement dans sa conception. Ainsi le livre est trop concis (quelques 190 pages, annexes et illustrations comprises) : si l’auteur an- nonce d’emblée qu’il ne vise en rien l’exhaustivité, il n’en demeure pas moins que l’espace mis à contribution paraît bien restreint pour évoquer un sujet de cette ampleur. D’autre part, l’auteur choisit (là aussi, c’est un choix délibéré) le strict déroulement chronologique pour évoquer cette longue lignée littéraire. C’est un peu dommage quand on mesure à quel point la psychogéographie a finalement le don, tel le personnage de Norton le « Prisonnier de Londres », du romancier britannique Iain Sinclair, d’affranchir des limites du temps, plus encore que celles de l’espace, celui qui s’y adonne. Enfin, et c’est peut-être son défaut le plus rédhibitoire, le livre minimise de manière assez incompréhensible le rôle de Guy Debord et de ses acolytes dans l’histoire du concept, ravalant vite le versant situationniste de la psychogéographie à sa part théorique pure, laborieuse et aride, et très peu féconde sur le plan pratique. Si le présent article est bien plus concis encore que le livre sur lequel il s’appuie, il se propose par contre, modestement, de revaloriser la prégnance des pratiques (et théories) de Debord sur le sujet, et aborde l’aspect chronologique des choses en partant de ce point (le Paris des années 50) pour rayonner vers le passé, puis le futur (et notre contemporanéité). Guy Debord, de la dérive à la psychogéographie S’il est né à Paris, Guy Debord n’y a pas grandi. Quand il y revient tout jeune homme (20 ans à peine), il doit en passer par un processus de ré- appropriation, de redécouverte de la ville. C’est ce qu’il fera en compagnie de ses jeunes amis de l’Internationale lettriste, en mettant en pratique, avant de le théoriser, le concept de dérive. L’Internationale lettriste est née de la scission de Debord et de quelques autres dissidents du mouvement lettriste, créé par le poète et cinéaste Isidore Isou au sortir du deuxième conflit mondial. Debord est très impressionné par le film d’Isou Traité de bave et d’éternité (1951), et intéressé également par le scandale survenu au Festival de Cannes au moment de la projection du film : Une brève histoire de la psychogéographie 107 il intègre donc enthousiaste, les rangs des lettristes. Mais l’année suivante, en 1952, Debord et ses acolytes sont catégoriquement désavoués par Isou lorsqu’ils s’en prennent violemment à Charlie Chaplin (venu en France pour promouvoir Limelight / Les Feux de la Rampe), dénonçant notamment son « fascisme lar- vé ». De 1952 à 1957, jusqu’à la fondation de l’Internationale situationniste, De- bord animera donc cette faction dissidente du lettrisme, à travers notamment deux revues, L’Internationale lettriste et Potlatch, et l’appui de revues « alliées », comme la revue bruxelloise d’inspiration surréaliste Les Lèvres nues. Parmi les activités des jeunes lettristes, fortement axées sur le jeu, il y a donc la dérive. Pratique quotidienne, se distinguant peu des promenades ou déambulations surréalistes quelques décennies auparavant (ou de certains de leurs prédécesseurs), il s’agit d’errances urbaines souvent fortement alcoolisées, où le dériveur est invité à abandonner les motifs rationnels qui sous-tendent généralement ses déplacements : travail, courses, rendez-vous, loisirs variés… Ces déterminations s’effacent au profit d’une déambulation sans but ou destina- tion, et des rencontres qui naissent de cette façon d’arpenter le terrain. L’espace urbain est donc exploré d’une façon qui diffère de ses modes d’exploration habi- tuels. Si, par définition, la dérive s’oppose au travail salarié (impossible de déri- ver correctement en étant soumis à de telles conditions d’existence), il s’oppose également aux notions de loisir ou de tourisme, comme en attesteront certaines fausses publicités conçues par les lettristes, tournant ces notions en dérision. La dérive tient d’abord du jeu, puis, assez rapidement, notamment sous l’influence d’Ivan Chtcheglov (dont le nom de plume est Claude Ivain) qui est l’un des principaux promoteurs de la pratique, se trouve chargée d’un poten- tiel critique et émancipateur. Chtecheglov / Ivain prône littéralement (sans in- diquer les moyens d’y parvenir) la refondation totale du concept même de ville, à repenser en fonction et à l’attention des émotions de ses habitants. Debord enrichit cette pratique de quelques conseils très pragmatiques, comme la durée indicative d’une dérive (une journée, même si Debord rapporte l’existence de dérives s’étendant sur plus de deux mois) et l’idée de dériver par groupes de deux ou trois personnes. Chtcheglov, quant à lui, rêve d’une ville permettant une dérive continue… Le fameux slogan écrit à la craie par Debord en 1953 sur un mur de la rue de Seine, « Ne travaillez jamais », est le fruit d’une de ces dérives, par- ticulièrement prolifique. Debord remarque à cette occasion que le passage de l’ambiance du lacis de rues étroites et sombres (à l’époque) du sixième arrondis- sement à celle de la vaste et majestueuse Place de l’Institut, et ce par le truche- ment d’une simple porte semblant pourtant donner sur un intérieur, constitue 108 un effet intéressant, typiquement psychogéographique avant l’heure : c’est un « passage hâtif » d’une ambiance à une autre, radicalement différente. La portée critique de la dérive prend sa source dans une longue tra- dition (que nous aborderons plus bas) de contestation des diverses politiques d’urbanisme mises en œuvre depuis la naissance des métropoles modernes. Les lettristes et les situationnistes à leur suite sont fortement hostiles aux boule- versements qui s’annoncent dans l’aménagement du territoire à compter des années 50 (et pour toute la durée des Trente Glorieuses, où diverses manifes- tations cauchemardesques de la « futurologie urbanistique » de l’époque se mettent à fleurir, comme le campus de Jussieu, la Maison de la Radio ou la Tour Montparnasse). Une de leurs cibles privilégiées s’appelle Le Corbusier, archi- tecte fameux d’une conception de la Ville obéissant à des impératifs calibrés (travailler, consommer, se divertir…), et artisan par conséquent d’un environ- nement urbain « orientant » les foules, répondant ainsi aux exigences du grand paradigme capitaliste. On rapproche alors volontiers le travail de Le Corbusier de celui du non moins célèbre baron Haussmann, artisan des grands boule- vards parisiens, dont la raison d’être tacite était d’éviter la reproduction d’évène- ments insurrectionnels (nombreux au XIXème siècle), en rendant impossible le blocage des artères de la ville, devenues trop larges. Par le biais de divers textes pamphlétaires, les lettristes entendent mettre à jour les véritables visées, contre-révolutionnaires, des stratégies d’aménagement de l’espace urbain au cours des ans. Tout est donc en place pour que les lettristes, en 1955, élaborent la théorie correspondant à la pratique de la dérive ; la psychogéographie fait son apparition dans les pages des Lèvres nues. Soi-disant proposé par un « Kabyle illettré » (peut-être de ceux auprès de qui les lettristes disaient s’approvision- ner en haschich, rue uploads/Geographie/ une-breve-histoire-de-la-psychogeographie.pdf
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- Publié le Fev 15, 2022
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