Portraits Meriem Bouderbala Plasticienne et résistante risomatique Au lendemain
Portraits Meriem Bouderbala Plasticienne et résistante risomatique Au lendemain des rencontres d'art contemporain de la Médina de Tunis , l'expo événement qui a permis de présenter les travaux d'une douzaine de jeunes artistes avant-gardistes Français et Tunisiens, la plasticienne tuniso-française nous reçoit dans sa lumineuse demeure-atelier de la périphérie. La jeune femme a le regard aigu, et fronce souvent les sourcils. « Je suis dans une inquiétude permanente, peut-être parce qu'en tant qu'artiste j'ai la sensibilité à fleur de peau. » Meriem Bouderbala vit toujours dans la demeure familiale où elle a grandi, au milieu de ses souvenirs. « Quand je l'ai récupérée, il a été question de couper le terrain en deux, pour pouvoir élever une seconde maison. Les gens ici ont l'habitude d'un habitat serré, comme dans la Médina, et considéraient que c'était une perte d'espace. Mais j'ai réussi à le sauver. » Elle a donc pu conserver, luxe suprême, le petit jardin et sa piscine de poche, à l'ombre d'un palmier. Assis sur des nattes, nous contemplons ses oeuvres, accrochées ou déposées contre les murs, au grès d'un agencement qui reflète son humeur ou les époques de son travail. Quand on lui demande si elle se sent française ou tunisienne, Meriem Bouderbala a la réponse d'une exilée dépourvue d'amertume : « Je ne suis pas une étrangère, mais je ne suis pas vraiment ici, pas vraiment là-bas. J'ai la double nationalité. La Tunisie a toujours été un pays de passages et de mélanges, alors ça ne gène pas beaucoup. Il paraît que j'ai une arrière-grand-mère turque, ma grand-mère est d'origine algérienne, ma mère est corse, nous sommes d'origine italienne, et je suis née à Tunis. Je suis totalement méditerranéenne du nord et du sud. Il y a tellement d'affinités entre toutes les rives. » Meriem Bouderbala ne semble pas souffrir de cette double identité, qui préfère épouser les rives bien réelles de la Méditerranée, plutôt que les frontières contingentes des Etats : « Je me sens beaucoup d'affinités avec les juifs tunisiens. Ils ont un attachement pathologiquement viscéral à la Tunisie, et c'est étonnamment ceux qui en parlent le mieux. Ils sont très attachés à leur patrimoine, mais ils vivent un déplacement intérieur. Ils n'ont pas été chassés. Je n'ai pas été chassée. C'est très ambiguë comme situation. » Une ambiguïté vécue sans complexe, qui lui permet de placer le drapeau tunisien sur la couverture du catalogue de sa dernière exposition, « Parce qu'il est à moi ! ». Cette double identité, cette double culture, sont-elles un handicap dans ses rapports avec les Tunisiens ? « Du fait que je vive toujours en France, j'ai acquis des outils, une pensée, qui me permettent de revenir ici avec les yeux ouverts d'une façon différente, et de pouvoir partager ça avec les gens. » Une enfance tunisienne La jeune artiste, qui porte le nom de l'un des plus beaux palais de la Médina, le Dar Bouderbala, sait parfaitement se qu'elle cherche dans ce quartier : « Pour moi la Médina est un lieu de déambulation contemplative. Ca n'est pas un chemin qui mène à quelque chose de spectaculaire. C'est une atmosphère, une saveur, un regard délicat qu'il faut poser sur les murs, les choses, les gens, les chats. Il faut y aller tôt le matin, se dire qu'on a le temps. Quand je ne suis pas bien, je prend un taxi et j'y descend, sans but. C'est une enclave hors du temps. Les gens n'y sont pas contaminés par le stress qui les entoure. C'est pour ça qu'il ne faut pas que les petites gens partent. Il y règne une douceur. » « J'ai passé une partie de mon enfance en Tunisie, et j'ai vécu dans un milieu où tout ce qui était populaire et folklorique était un peu gommé. En grandissant, j'ai découvert que culturellement, si je voulais me construire, il fallait que je m'appuis sur mes racines. J'ai fait le chemin naturellement toute seule, pratiquement contre ma famille. Il ne fallait pas que j'aille au hammam, c'était sale et archaïque. Il fallait se laver dans une salle de bain car c'était normal. Moi ce que je recherchais dans le hammam, c'était la rencontre avec le génie, avec les traditions ancestrales, avec le rapport brutal des femmes au corps, avec la sexualité. Et non le rapport aseptisé de la modernité. On est en train de perdre ça ici. » L'expo dans la Médina Le travail de Meriem Bouderbala est comme imprégné par sa triple condition de femme, de Méditerranéenne et « d'étrangère ». « Quand j'étais enfant, en Tunisie, la seule peinture qui m'était donnée à voir, dans le monde musulman, était la peinture des orientalistes : c'est à travers leurs yeux que je découvrais mon pays, à travers les yeux d'étrangers, moi qui l'était aussi en partie. Le regard artistique porté sur mon pays avait un nom : « l'orientalisme », qui avait ses codes, son ordre, son idéal de clarté. Mon travail est une mise en abîme, il est une suite de suspensions éphémères, à l'unisson du regard de chacun sur l'autre : moi, regardant les Occidentaux regardant le Maghreb, moi qui suis à la fois celle qui regarde et celle qui est regardée. » Les murs et les recoins de son atelier sont encombrés de cartes marines saupoudrées de sables, où sont fixées des fleurs qu'il faut régulièrement remplacer « En ce moment je n'ai pas le temps » ; de draps ensanglantés sur fond blanc ; de corps affreusement contorsionnés et de profils peints sur verre. Depuis une quinzaine d'années, son travail a été exposé à Paris (galerie Keller, Institut du Monde arabe), à la biennale de Lyon, à Lisbonne (Musée d'Art Contemporain), Washington, Casablanca et bien sûr en Tunisie, dans la capitale et à Sidi Bou Saïd. Privilégiant l'étoffe et le sable dans ses travaux les plus récents, elle semble avoir inventé son propre orientalisme. Quant au verre, qu'elle utilise également à plaisir, il vient en renfort de son regard sur « l'art, toujours situé dans un entre-deux, au lieu incertain de la pseudo-transparence des échanges, de la pseudo-transparence des regards de l'un sur l'autre, de la pseudo-transparence à soi-même. Illusion et rêve de la transparence que la modernité a brisés. » Son attachement à la Médina est si viscéral qu'il passerait presque pour un autre matériau qu'elle modèle au grés de son inspiration. Ainsi de son travail en tant que commissaire des Rencontres d'Art contemporain de la Médina de Tunis, qu'elle considère comme une oeuvre plastique à part entière : « Nous avons choisi des artistes donnant le regard dont je rêvais sur la Médina ». Mais auparavant, Meriem Bouderbala a elle-nême consacré une exposition aux hammams, ainsi qu'une autre sur les Zaouïa, ces lieux de culte dévolus à un personnage saint. « Dans le registre populaire, j'ai travaillé sur les fanous et les rayan [lanternes magiques mettant en scène de petits personnages], avec des Karakouz et Hazizouez, qu'on trouve dans tout le bassin méditerranéen, et qui sont turcs. J'ai également travaillé sur Bousaadia, un personnage éminent de la Médina. » Quand on l'interroge sur les difficultés à être artiste en Tunisie, malgré le poids de la censure et la pression de l'islamisme, Meriem Bouderbala préconise une « résistance risomatique, c¹est à dire être dessous, et de temps en temps émerger», pour s'élever contre l'inacceptable, la pauvreté, et défendre l'indispensable, la liberté de s'exprimer, d'être femme et indépendante dans le monde musulman. « J'ai fait une exposition très violente, à Lyon, sur les horreurs en Algérie, avec des femmes déchirées. Ca s'appelait Expo sur une Grande peste. Un de mes grands frères est algérien, il m'a raconté ce qui se passait là-bas et c'était au-delà de tout. Je me suis dit : nous les femmes du bassin sud de la Méditerranée, c'est horrible, il faut qu'on réagisse, qu'on s'exprime. Le statut de la femme en Algérie, c'est quelque chose d'épouvantable, qu'il faut abolir. Quand je vous la montée des intégrismes partout, j'ai peur. Même si aujourd'hui ça va. Bourguiba a fait un travail remarquable. C'est très bien, mais ce sont des sables mouvants, c'est très fragile. Il faut que les gens, les femmes qui profitent de cette liberté, se manifestent plus. On a tendance à s'endormir sur ces acquis alors que ce ne sont pas des acquis. » Quant à la censure « C'est vrai, qu'il y en a beaucoup, mais c'est compliqué, c'est un pays très jeune. Il s'est passé beaucoup de choses. C'est un pays sous tutelle. C'est surtout le monde de l'argent qui décide de tout. Le pays est en train de s'ouvrir cahin-caha, je ne sais pas ce que ça va donner, j'espère des retombées positives. Je pense que c'est un pays intelligent, même au niveau du pouvoir. Seulement il y a des forces archaïques et des forces manipulées par le contexte économique mondial. Je pense que les choses vont se faire graduellement. Il faut une résistance intellectuelle. Je suis optimiste. Il faut faire comme les Karakouz du uploads/Geographie/ tunis.pdf
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- Publié le Jan 10, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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