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Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (InaLF) Sur les chemins de l'Europe [Document électronique] : Angleterre, Flandre, Hollande, Suisse, Lombardie, Tyrol / Jules Michelet L 1 EN ANGLETERRE p3 I de Paris à Londres. partie de Paris le 5 août à huit heures du matin, notre diligence a fait à Beauvais sa première halte. J' en ai profité pour saisir, en courant, la physionomie de la vieille ville dont les maisons en bois, avec leurs portes sculptées en grotesques, rappellent fortement le xive siècle. La cathédrale bâtie à cette même date, comme celle de Cologne, est restée inachevée. Ce qui est fait, est très fini, très délicat. p4 Les contreforts même, sont travaillés, ornementés. Le choeur, prodigieusement haut, par ses arcs très aigus et comme resserrés, ajoute à sa hardiesse. On sent l' ambition persistante de ce grand évêché, pairie ecclésiastique, et peut-être aussi, un esprit de rivalité. " nef d' Amiens, -portail de Reims, -choeur de Beauvais, " dit le proverbe. Celui-ci rappelle la sévérité de Saint-Ouen, avec plus de grandeur. L' héroïsme est chose ordinaire à nos communes picardes. Les femmes marchaient au combat au même rang que les hommes. Jeanne Hachette défendit Beauvais contre Charles Le Téméraire, y fut blessée, comme Jeanne D' Arc au siège d' Orléans. Dans toute cette zone de Picardie, les hommes sont gais, énergiques, avec quelque chose de bref dans le geste et dans la voix. Petit vin, petit élan, et court... on y sent aussi le mélange et le combat des races : espagnols et wallons. Ceux-ci, grands conteurs p5 d' histoires et de contes, avaient toute une littérature au moyen âge. Et de nos jours, rien. Nous roulons vers Abbeville, par la jolie vallée du Thérain. Malgré le brouillard et la pluie qui annoncent convenablement le proche voisinage de la mer et de l' Angleterre, la végétation est partout moins abondante qu' en Normandie. -à Montreuil, elle devient plus rare, s' attriste d' une teinte grise, uniforme, qui semble givrée par la salure de la mer. Cette petite ville est toute anglaise. Les enfants sont blonds, les femmes rousses. La plupart des enseignes ne parlent plus le français. J' en éprouve quelque trouble. Ce qui m' apaise, c' est de sentir une ère de paix. Les fortifications, bien que très délabrées, ne se réparent que doucement. à Boulogne, ce n' est plus la France. Vous pourriez vous croire déjà de l' autre côté du détroit. Au bout de cette triste route, trouver p6 une ville si gaie, si propre, si riche, cela seul dit tout de suite, qu' elle est une des nombreuses maisons de campagne que l' Angleterre s' est données sur le continent. Ici, la France est en garde. Les batteries, au grand complet, surveillent d' un oeil fixe la côte opposée. De Boulogne à Calais, nous croisons à chaque instant des chaises de poste rapides, chargées d' anglais qui vont s' amuser et dépenser leur argent à Paris. Celui qui partage notre coupé, n' est pas un gentleman, mais un lettré. Il a été lié d' amitié avec le poète-philosophe Coleridge qui vient de mourir. Visiblement intéressé par notre conversation, il s' efforce d' abord de conserver la correction et le mutisme britanniques. Puis, il finit par se laisser entraîner. Nature plantureuse, nez rouge et rougissant encore, lorsqu' il parle et s' anime. Grand contraste avec le vieil, le sec, le jovial irlandais p7 qui lui succède. On dirait de celui-ci, plutôt un enfant du midi de la France. Il a mille choses à raconter. Pendant qu' il babille, mon regard erre sur les grandes plaines, monotones et brumeuses, que nous traversons. Le mot de Coligny me revient : " on ne peut prendre Calais que l' hiver. " l' hôtel Quillack où nous descendons, est bâti à l' italienne, ce qui jure singulièrement avec les brouillards du Nord. Pendant que mes anglais se précipitent vers la table d' hôte, moi, je cours au musée, voir les bustes de Guise, de Richelieu, d' Eustache De Saint-Pierre. Celui-ci compte-t-il vraiment à son honneur, d' avoir offert au roi d' Angleterre, sa vie, en même temps que les clefs de la ville ? ... ce qui est plus certain, c' est que Guise, en 1558, a repris ces clefs des mains des anglais, pour les rendre à la France. La cathédrale, massive, bastillonnée, d' un grand caractère militaire et féodal, a été bâtie, évidemment, par les vainqueurs, sous le canon français. p8 Il souffle sur cette côte une bise âpre et glaciale. Les femmes s' enveloppent, même l' été, d' une longue mante noire. Au fond du capuchon soigneusement rabattu, on surprend déjà la beauté du sang anglais. Malgré la violence du vent, j' emploie ma soirée à faire une promenade solitaire sur la jetée en bois. La mer est basse et sans grandeur. Elle a laissé derrière elle une vase immense et fétide, sur laquelle les vaisseaux restent tristement échoués. Nous ne sommes qu' en août, il est sept heures à peine, et déjà la nuit descend. Le ciel gris, la mer grise se confondent. J' écoute le bruit lointain, continu, grondant, de la marée qui se remet en marche. La concurrence est rude entre les deux paquebots qui font le service quotidien : le post et l' estafette. l' agent de ce dernier me poursuit, et, pour m' attendrir, me conte l' humiliation de nos pauvres marins qui se voient partout préférer les anglais. Tout assombri, je rentre à mon hôtel. Un monde de pensées m' assiège au moment de p9 m' embarquer sur cette mer houleuse qui bat rudement l' un et l' autre rivage et semble, elle aussi, animée d' un esprit de lutte et de rivalité. ... nous voici en plein océan et sur le post, quoique à regret. L' estafette, chargé de porter à Douvres les dépêches de la France, a dû attendre le courrier de Paris, aujourd' hui en retard. Nous sommes d' ailleurs peu nombreux. Parmi les passagers qui sont restés sur le pont, je remarque deux petits anglais de douze à quatorze ans qui reviennent de faire seuls, sans mentor, leur tour de France. Telle est la confiance des parents dans la raison précoce de leurs enfants. Ceci n' est pas une exception. On sait qu' à quinze ans, Fox courait l' Europe sans gouverneur. On en dit autant de Francis Burdett, l' ami de Fox et le chaleureux défenseur de toutes les idées libérales. Il y a grand avantage à recevoir ainsi de p10 bonne heure, l' éducation des choses et de l' expérience. Les mères elles-mêmes, se résignent très bien à cela. Les séparations se font sans faiblesse et sans larmes. Si en France nous n' osons risquer autant, ne devrions-nous, du moins, ménager à nos fils un séjour d' un an ou deux en Angleterre, en Allemagne, et qui sait, plus tard même, jusqu' en Amérique ? Il suffirait, pour rendre la chose facile, d' établir la coutume des échanges entre familles. Au milieu de ces pensées, la tempête qui s' était apaisée, se réveille avec furie. Nous n' avançons que difficilement sur une mer démontée dont les vagues monstrueuses s' entrecroisent, se heurtent, se combattent et semblent vouloir nous engloutir. -nous voilà, pour la plupart, dans un piteux état. L' arrivée à Douvres avec une heure de retard, nous semble l' entrée du paradis. L' hôtel de Paris où l' on nous mène, blotti prudemment sous les rochers, nous offre pour reposer nos membres brisés de fatigue, de confortables lits, mais pour aliment réparateur, p11 je ne vois sur la table qu' une bible et quelques cigares. -à six heures du matin, un coup violent frappé à notre porte nous tire d' un profond sommeil. " levez-vous, la diligence va partir. " chacun prend la place que lui assigne le registre du conducteur, et nous roulons vers Londres avec la pluie pour compagne. J' admire sans réserve, sur toute la route, le soin amoureux que mettent les anglais à parer leur cottage, la chère maison, le nid ! Partout des roses. Elles tombent en pluie des fenêtres, elles encadrent le petit vestibule où le maître vient s' asseoir volontiers. Souvent aussi, l' une des croisées du rez-de-chaussée se gonfle et s' arrondit, de manière à ménager à la femme sédentaire qui lit ou travaille, une charmante retraite d' où, cachée dans la verdure, elle voit au dehors ce qui peut l' intéresser. Combien la dame anglaise est plus poétique dans ce cadre de fleurs, que la flamande épiant les faits et p12 gestes des passants, au moyen de l' espion vulgaire qu' elle accroche à sa fenêtre. Ces habitations champêtres qui se succèdent de Douvres à Londres, tiennent constamment le voyageur au ton de l' idylle et du roman. Il est impossible de voir ces charmants cottages, sans y placer en esprit, les scènes les plus douces de la vie intime. Partout, aux uploads/Geographie/ sur-les-chemins-de-l-x27-europe.pdf

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