La divination sikidy à Madagascar Marc Chemillier, Denis Jacquet, Victor Randri

La divination sikidy à Madagascar Marc Chemillier, Denis Jacquet, Victor Randrianary, Marc Zabalia La divination malgache, appelée sikidy, est une pratique en usage sur tout le territoire de Madagascar, dont les principes sont directement empruntés à la géomancie arabe, qui s'est diffusée en Afrique dans le sillage de l'Islam. Au Moyen-Âge, la géomancie est décrite en occident à partir du XIIe siècle dans des textes latins comme le traité Ars geomancie de Hugues de Santalla (voir la figure 1). Les Malgaches semblent s'être fait une spécialité de ce mode de divination, et la plupart des populations de l'île pratiquent les mêmes règles de construction formelle d'origine arabe. Les variantes d'une population à l'autre ne concernent que des aspects particuliers (à l'exception toutefois d'un système simplifié de divination utilisé par certaines populations). Les Malgaches ont un besoin essentiel de devins traditionnels pour tous les aspects de leur vie quotidienne, et pour cette raison, on en trouve dans chaque village ou quartier de grande ville. Figure 1. Pages extraites du traité latin du XIIe siècle Ars geomancie d'Hugues de Santalla. On reconnaît en marge du texte des figures semblables à celles du sikidy. La divination sikidy consiste à disposer sur le sol des graines de fano (une sorte d'acacia), sous la forme d'un tableau, dans le but de lire la destinée à travers certaines configurations de graines qui apparaissent dans ce tableau. La procédure de placement des graines comporte une partie produite au hasard (où se manifeste la destinée), et une partie construite à partir de la précédente selon des règles précises. Cette partie calculée du sikidy met en œuvre, comme on va le voir, des propriétés formelles élaborées qui sont celles d'une véritable structure algébrique. Il existe plusieurs études sur les propriétés algébriques de la divination sikidy, en particulier celle de Marcia Ascher (ainsi qu'une autre non publiée d'un mathématicien de l'université de Tananarive, Manelo Anona). Leur source éthnographique commune est le travail d'un ancien administrateur colonial et grand connaisseur des traditions malgaches, Raymond Decary, qui a photographié des devins dès le début du XXe siècle (voir figure 2). Un autre travail réalisé plus récemment par un anthropologue de l'université de Tuléar, Jean-François Rabedimy, fournit également de nombreuses observations sur le sikidy. Les études d'ethnomathématique consacrées à ce sujet abordent les propriétés formelles du système in abstracto, indépendemment des processus mentaux effectivement mis en œuvre par les devins. Nous avons entrepris depuis 2000 une recherche sur les aspects algébriques de la divination à Madagascar, dont la particularité est précisément d'associer, de façon étroite, l'analyse mathématique et l'enquête de terrain. Les méthodes employées sur le terrain pour accéder aux mécanismes mentaux qui «!incarnent!» les différentes propriétés étudiées sont principalement, outre les techniques habituelles de l'enquête ethnographique, l'utilisation de la vidéo pour capter certains gestes explicatifs ou certaines étapes de construction, ainsi que des tests chronométriques dont le but est d'expliciter certaines opérations mentales particulières.1 Figure 2. Devins Antandroy (sud de Madagascar) photographiés par Raymond Decary en 1924. Curieusement, le tableau de graines ne respecte pas la construction usuelle (en particulier, il n'a que sept colonnes inférieures au lieu de huit). La construction des tableaux géomantiques La divination commence par le brassage des graines répandues sur le sol, en récitant diverses incantations. Puis le devin prend une poignée de graines au hasard qu'il pose en tas devant lui, et retire les graines deux par deux en les faisant glisser avec l'index et le majeur. L'élimination par paires revient à faire une division euclidienne du nombre initial par deux. En conséquence, le reste ne peut prendre que deux valeurs, 1 ou 2. On voit que ce reste déterminé par le nombre de graines contenues initialement dans la poignée, est le résultat d'un tirage aléatoire qui manifeste la destinée du consultant. L'opération de tirage est réitérée seize fois, et les seize valeurs sont placées dans un tableau carré de dimensions quatre par quatre appelé renin-tsikidy (matrice mère). Ce tableau définit huit figures initiales, qui sont ses quatre lignes et ses quatre colonnes. En dessous de la matrice mère, on construit huit nouvelles colonnes de quatre éléments chacune, appelées les filles, déduites des figures initiales en appliquant la règle de calcul suivante!: 1 Financée par l'action concertée incitative «!Cognitique!» pour la période 2001-2004, cette recherche associe l'équipe d'intelligence artificielle du GREYC à Caen (CNRS UMR 6072), le laboratoire de psychologie cognitive de Caen (EA 1774) et le laboratoire CNRS UMR 8574 du Musée de l'Homme. Elle est poursuivie en 2004-2007 dans le cadre de l'action concertée incitative «!Histoire des savoirs!». - une graine et une graine donnent deux graines, - deux graines et une graine donnent une graine, - deux graines et deux graines donnent deux graines. On reconnaît la loi de composition interne du groupe à deux éléments noté traditionnellement Z/2Z. La paire de graines correspond à l'élément neutre ˙ 0 , et la graine isolée correspond à ˙ 1 . Les figures du sikidy sont des quadruplets d'éléments de ce type, et l'addition de deux figures consiste à appliquer la règle ci-dessus à chacune des quatre composantes. Ainsi, l'ensemble des figures se trouve muni d'une structure algébrique de groupe commutatif, qui est celle du groupe produit (Z/2Z)4 des quadruplets de Z/2Z. Plus précisément, l'addition de deux figures est une opération commutative (elle ne dépend pas de l'ordre des figures), et associative (l'addition de trois figures est indépendante de l'ordre choisi pour additionner d'abord deux figures, avant d'additionner la troisième au résultat). Enfin, l'opération possède un élément neutre qui est le quadruplet (2, 2, 2, 2), et chaque figure est son propre inverse, car on vérifie aisément qu'en additionnant une figure avec elle-même, on obtient toujours l'élément neutre (2, 2, 2, 2). Les filles sont définies en plusieurs générations. Les filles directes dépendent des lignes et colonnes de la matrice mère, puis de nouvelles filles sont construites à partir des précédentes. Le tableau 1 montre un exemple de configuration de sikidy, en indiquant les numéros des figures (1 à 4 pour les colonnes mères comptées à partir de la droite, 5 à 8 pour les lignes mères lues de droite à gauche, puis 9 à 16 pour les filles). 4 3 2 1 • •• • • 5 • •• • • 6 •• •• •• • 7 •• • •• • 8 •• •• •• • • • •• •• •• •• •• • • • •• •• • • •• •• •• • • • •• •• •• •• • •• • • 9 10 11 12 13 14 15 16 Tableau 1. Un tableau de sikidy, et ses seize positions. Les noms vernaculaires de ces seize positions, et le principe de calcul des filles, sont les suivants!: - colonne mère!: 1 = tale, - colonne mère!: 2 = maly, - colonne mère!: 3 = fahatelo, - colonne mère!: 4 = bilady, - ligne mère!: 5 = fianahana, - ligne mère!: 6 = abily, - ligne mère!: 7 = alisay, - ligne mère!: 8 = fahavalo, - fille de première génération!: 15 = safary = 1 + 2, - fille de première génération!: 13 = asorita = 3 + 4, - fille de deuxième génération!: 14 = saily = 13 + 15, - fille de première génération!: 11 = haja = 5 + 6, - fille de première génération!: 9 = fahasivy = 7 + 8, - fille de deuxième génération!: 10 = ombiasy = 9 + 11, - fille de troisième génération!: 12 = haky = 10 + 14, - fille de quatrième génération!: 16 = kiba = 12 + 1. Les seize positions ainsi définies peuvent être vues comme des applications P associant à chaque matrice mère M une certaine figure P(M). Or l'ensemble des matrices mères (Z/2Z)16 peut être muni de la même structure algébrique de groupe commutatif que l'ensemble des figures (Z/2Z)4. L'addition de deux matrices consiste alors à additionner les coefficients en même position. Il est facile de voir que, quelle que soit l'application P considérée parmi celles définies ci-dessus, si M et N sont deux matrices mères, la figure apparaissant en P(M + N) n'est autre que l'addition des deux figures P(M) + P(N). Mathématiquement, on dira que P est un morphisme de groupe. Cette remarque a des conséquences intéressantes sur le plan formel. En particulier, l'ensemble des figures pouvant apparaître dans une position donnée du tableau (parmi les seize positions) est nécessairement un sous-groupe du groupe des figures, c'est-à-dire un sous-ensemble de figures qui est stable pour l'addition. Les figures paires et impaires Les figures de sikidy sont au nombre de seize, et portent des noms vernaculaires. Nous utilisons la terminologie de la population Antandroy (une ethnie du sud de Madagascar), car les termes varient légèrement d'une ethnie à l'autre. De plus, les devins distinguent deux classes importantes de figures, celles dont le nombre total de graines est pair, appelées mpanjaka (princes), et celles dont le nombre total de graines est impair, appelées andevo (esclaves) : 1) princes!: tareky = (1, 1, 1, 1), alasady = uploads/Geographie/ sikidyamadagascar-marcchemilier-pdf.pdf

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