Penser à Strasbourg Penser à Strasbourg Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Philip
Penser à Strasbourg Penser à Strasbourg Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Lucien Braun, Martin Heidegger, Francis Guibal, Isabelle Baladine Howald, Jacob Rogozinski, Gérard Bensussan, Joseph Cohen Galilée Ville de Strasbourg © 2004, ÉDITIONS GALILÉE, 9 rue Linné, 75005 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre fran- çais d’exploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. ISBN : 2-7186-0657-6 Recueil publié à l'occasion de la session du « Parlement des philosophes », consacrée à Jacques Derrida, à Strasbourg, en juin 2004. Avant-propos Penser à Derrida La philosophie ne s'assigne jamais à résidence. Il lui faut les seuils et les passages, les marges et les marches, les chemins de traverse et les itiné- raires bis. Là se tient sa liberté. Que s’est-il donc passé au cours des trois der nières décennies pour que Jacques Derrida prenne si régulièrement les chemins qui mènent à Strasbourg, non pas comme un visiteur banal mais pour, délibérément, venir y penser ? Elle est, en effet, l’une des villes françaises où Jacques Derrida a le plus souvent enseigné, parlé et débattu. Certains, d’ailleurs, lui ont taillé, sur mesure, la réputation d’être la ville de la « déconstruction », osant même le mot d’« École déconstructionniste de Strasbourg » et faisant de « derridien » et de « strasbourgeois » des synonymes — honneur inestimable à nos yeux Entre Jacques Derrida et Strasbourg, les affini- tés sont multiples. On pourrait évoquer la généa 9 Penser à strasbourg logie « intellectuelle », qui relie sa pensée à celles d'Emmanuel Lévinas et de Maurice Blanchot. On pourrait parler de « vocation », celle qui aurait appelé dans la capitale parlementaire de notre continent celui qui a tenté de penser l'Europe comme une question philosophique. Pourtant, ce ne sont là que des spéculations ; la réalité est autre, plus simple. Le génie des lieux est, avant tout, le génie des hommes. Si Derrida est venu aussi régulièrement à Strasbourg, c'est qu'il se savait y être accueilli, avec amitié, par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Il savait, surtout, qu'il pouvait y engager un dialogue et un travail féconds avec eux. Tous deux ont fait de Strasbourg une ville de rencontres et de création philosophiques. Plus que de faire fructifier un héritage ancien, ils ont inventé une tradition, que nous souhaitons voir se perpétuer aujourd'hui, notamment à travers le Parlement des philosophes. Au moment où la Ville de Strasbourg rend un hommage légitime à Jacques Derrida et à ses iti néraires strasbourgeois, nous voulons exprimer notre gratitude la plus sincère à Jean-Luc Nancy et à Philippe Lacoue-Labarthe, sans lesquels rien de tout cela ne serait jamais advenu. Fabienne KELLER, maire de Strasbourg Robert GROSSMANN, président de la CUS Jean-Luc Nancy Philippe Lacoue-Labarthe Derrida à Strasbourg Ainsi qu'il devait arriver au penseur de l’origine différée, Derrida fUt à Strasbourg avant de s’y être rendu. Ou bien encore : il était déjà venu avant que nous lui disions « Viens ! ». Il y fut en pensée, en effet, mais non au sens où il aurait pensé à cette ville, rêvé d’elle ou médité son his toire philosophique d’Albert le Grand à Eckart, à Goethe, à Benjamin et à Lévinas, sans oublier Canetti, Bachelard, Canguilhem, Ricoeur ni Henri Lefèvre. Il n’avait peut-être jamais vraiment pensé à Strasbourg, mais il y fUt d’abord en tant qu’une pensée : lorsque nous — Philippe et Jean-Luc - nous sommes rencontrés à Strasbourg, en 1967, nos lectures récentes ou contemporaines, plutôt De la Grammatologie pour Philippe, plutôt La Voix et le Phénoméne pour Jean-Luc, se sont avé rées sans tarder constituer une référence com 11 Penrer à Strarbourg mune majeure au sein de la pensée contempo raine, dans l’ordre proprement philosophique, cependant que sur un plan plus politique nous partagions, chacun à sa manière, quelque chose du situationnisme par la médiation d’un ami commun, Daniel Joubert, qui n’était pas étranger aux événements situ de Strasbourg d’avant 68, puis de 68. Nous n’avions ni l’un ni l’autre rencontré Jacques Derrida, mais ses textes nous avaient déjà rencontrés depuis quelques années. Et cette ren contre faisait partie d’une sorte de grand rendez- vous d’époque : un « vieux monde » semblait se disloquer. La suite montrerait combien c’était vrai. C’est sur le fond de ce partage d’intérêts, parmi d’autres affinités électives, que nous prîmes la décision - fortement encouragée par Lucien Braun, dont nous reparlerons - de rester à Strasbourg. À l’automne de 1968, nous n’avions rien perdu de l’élan de Mai (ce qui ne veut pas dire qu’au jourd’hui il soit retombé), car nous avions peu d’intérêt pour les réformes en chantier, tandis que nous mettions notre énergie dans un enseigne ment partagé avec des étudiants avides, et dans un séminaire de recherche interdisciplinaire bricolé à la hâte avec des collègues non moins impatients. Nous étions encouragés et dotés de quelques moyens grâce à Lucien Braun, le seul de notre 12 Derrida à Strarbourg faculté à percevoir l’enjeu de ce qui serait plus tard lourdement étiqueté comme la « pensée 68 ». Ce séminaire, d’abord consacré à Bataille (dont le nom, sans doute, avait été fort peu prononcé jusque-là dans notre université), devait donner naissance à un « Groupe de recherches sur les théories du signe et du texte » (GRTST) dont l’intitulé laborieux témoigne des intérêts que nous voulions déclarer, et du rôle qu’y jouait Jacques Derrida. Dans cette période, Jean-Luc écrivit pour le séminaire une manière d’« état des lieux » du chantier philosophique tel quil lui apparaissait. Toujours grâce à Lucien Braun, nous eûmes la possibilité de publier des textes dans le Bulletin de la Faculté des Lettres (numéro de décembre 1969, en fait le dernier numéro de cette publica tion avant la refonte des facultés) et Jean-Luc se décida à envoyer le sien à Derrida, qu’aucun de nous ne connaissait personnellement (à quelle adresse fut expédié l’envoi ? sans doute à I’e n s). À notre surprise, Jacques Derrida répondit, même un peu longuement. Il témoigna avoir déjà lu quelques articles publiés par Jean-Luc dans Esprit, et surtout il soulignait son plaisir de se sentir rejoint dans ce quil désignait comme une situation d’isolement au sein de l’université. Un peu plus tard, en 1970, il écrivit aussi à Philippe qui venait de publier « La fable » dans 13 Penrer à Strarbourg Poétique, la revue fondée par Genette (son ancien professeur d’hypokhâgne au Mans ; Genette et Derrida s’étaient aussi retrouvés dans cette ville, après avoir été condisciples à l’ENS). Nous avons alors décidé de l’inviter à un petit colloque que nous projetions, sur la rhétorique. C’était un centre d’intérêt que Philippe tenait en partie de Genette, lequel était donc notre pre mier invité. S’y ajouta Lyotard, dont la femme apprit notre projet (elle enseignait dans notre université). C’est ainsi qu’au printemps 19701 , dans une configuration dont le caractère excep tionnel ne nous était encore qu’à demi manifeste, nous pouvions entendre des textes qui seraient ensuite publiés dans Figurer IL dans Discours, figure et dans Marges. Le texte de Jacques Derrida était La Mythobgie blanche. Lucien Braun, grâce à des relations, avait logé nos hôtes au siège, plutôt somptueux, de la Société des Forges. Nous ne savons plus comment fonc tionnait le reste de l’intendance, mais il nous semble que ce premier « colloque » se passa bien. Nous nous souvenons d’une promenade le long de l’Ill : Philippe marchait devant avec Genette, Jean-Luc suivait avec Jacques (Lyotard n’était pas 1. Les dates sont indicatives : nous ne sommes pas toujours sûrs de notre mémoire. 14 Derrida à Strasbourg encore arrivé). Genette et Philippe se connais saient et bavardaient ; Jean-Luc, en revanche, découvrait la capacité de silence de Jacques Derrida et s’angoissait légèrement de se trouver réduit à lui désigner tour à tour le palais des Rohan, la cathédrale, l’ancienne douane, ce qui, de fait, n’appelait guère de réponses... En revan che, à un autre moment, il devint plus loquace pour raconter l’histoire toute récente d'un de ses fils, très jeune, parti sans permission en vélo sur la route nationale. La peur qu’il en avait eue était encore très perceptible. Nous étions vaguement étonnés : nous apprenions qu’on ne parle pas forcément de philosophie avec un philosophe, et que le travail passe par les textes. Philippe, cepen dant, parla avec lui des positions théoriques et politiques de Tel Quel, avec qui Jacques Derrida entretenait encore des rapports... De ce moment, notre relation ne devait plus cesser, et les visites de Jacques à Strasbourg allaient se succéder. En même temps, il se mit à nous inviter à parler à la Rue d’Ulm, où il se trou vait en compagnie d’Althusser et de Pautrat, et il nous fit connaître Michel Delorme, le fondateur des éditions Galilée, chez qui nous publiâmes notre premier travail commun — un travail sur Lacan élaboré pour le séminaire interdisciplinaire que d’autres collègues avaient engagé avec uploads/Geographie/ penser-a-strasbourg.pdf
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- Publié le Sep 16, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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