Géraldine Molina Paris dans la bande dessinée contemporaine Au-delà des antagon

Géraldine Molina Paris dans la bande dessinée contemporaine Au-delà des antagonismes de l’urbaphilie et de l’urbaphobie : la ville plurielle « Le professeur Mondrian Kilroy disait que les idées sont comme des galaxies de petites intuitions, et il soutenait que c’est quelque chose de confus, qui se modifie continuellement […]. Elles sont belles, rien de plus, belles. Mais c’est le bordel. Les idées, si elles sont à l’état pur, c’est un merveilleux bordel. Ce sont des apparitions provisoires d’infini, disait-il. Les idées "claires et distinctes", ajoutait-il, c’est une invention de Descartes, c’est un attrape-nigaud, ça n’existe pas les idées claires, les idées sont par définition obscures, si tu as une idée claire, ça n’est pas une idée. » Alessandro Baricco, City, Gallimard, 1999, p.297 Si l’on se remémore les représentations de la ville dans la Bible, une des références majeures de la culture occidentale, on peut constater qu’au sein d’un même système idéologique s’opposent deux conceptions de la ville. La représentation dans le texte sacré repose en effet sur la co- habitation d’images « urbaphobes » que cristallise notamment Babylone, et d’images « urbaphiles » symbolisées par la Jérusalem céleste. Cette représentation antithétique de la ville dans le texte sacré, cette tension duale invite à repenser le thème de la ville « mal aimée » et de la ville « bien aimée » en dépassant la logique simplificatrice du clivage et des antagonismes. Elle conduit ainsi à s’interroger sur sa permanence : cette tension qui structure la représentation de la ville dans le texte biblique apparaît-elle comme une exception ou constitue-t-elle une constante des représentations urbaines ? Au-delà des évolutions et des transformations que peuvent connaître les représentations sociales1 de la ville, une telle question invite également à interroger l’existence de récurrences structurantes. En fonction des contextes dans lesquels ils seraient réinvestis, ces repères identitaires feraient alors l’objet d’adaptation ce qui inviterait à penser les représentations de la ville comme kaléidoscopiques et régies par une logique de rémanence. C’est à la lumière de ce questionnement et au travers d’une analyse des représentations de Paris dans la bande-dessinée contemporaine que cette communication propose d’aborder la problématique de l’urbaphobie et celle de son double opposé, l’urbaphilie. Définie par un « schéma classique de l’interaction « texte/image » » (Papieau I., 2001, p.128) la bande-dessinée apparaît par essence comme un art hybride à la confluence des arts littéraires et iconographiques. A cette première caractéristique, s’ajoute la spécificité des liens entre bandes-dessinées et représentations sociales qui en font un objet d’étude pertinent pour éclairer la question des images négatives et positives de la grande ville. Ces liens peuvent être succinctement résumés par la question des influences réciproques qui existent entre représentations sociales et bande-dessinée. Il s’agit donc d’aborder la bande-dessinée non pas en elle-même et pour elle-même, mais dans une perspective relationnelle interrogeant ses rapports avec les représentations sociales et l’imaginaire collectif. Envisager la bande dessinée et les représentations sociales dans une perspective relationnelle implique de considérer l’œuvre artistique à la fois comme « empreinte » et « matrice » des représentations sociales en transférant des notions proposées par Augustin Berque pour l’analyse du paysage à notre objet d’étude2. 1 Une représentation sociale peut se définir comme un « système d’interprétation régissant notre relation au monde et aux autres, orientant les conduites et les communications sociales. » (Jodelet D., 1989, p.53). 2 Dans son ouvrage Médiance, de milieux en paysages, celui-ci définit en effet le paysage comme le résultat d’une « trajectivité de l’objet-sujet » (Berque A., 1990, p.94) et explique que « des matrices phénoménologiques (les schèmes de perception et d’interprétation du milieu) ne cessent ainsi d’engendrer des empreintes physiques (les modes d’aménagement du milieu) ; lesquels, à leur tour, influencent ces matrices, et ainsi de suite. » Le paysage est donc interrogé « comme une empreinte-matrice. » (Berque A., 1990, p.44), révélatrice des « mécanismes trajectifs » qui conduisent à son instauration. Bien que la bande-dessinée corresponde à objet bien différent du paysage, tous deux apparaissent à la fois en partie structurés et structurants, la bande-dessinée du point de vue des représentations sociales, le paysage du point de vue des représentations mais aussi des pratiques et aménagements qui le façonnent et qui s’instaurent à partir de celui-ci. 1 Comme toute représentation artistique, la bande-dessinée présente en effet l’intérêt d’être constituée, produite et reçue dans une société et un contexte particuliers ce qui conduit à s’interroger sur les liens qu’elle entretient avec les représentations des contemporains des auteurs. L’espace social dans lequel est produite et reçue la représentation artistique constitue davantage un « espace des possibles » (Bourdieu P., 1992, p.385) qu’un véritable déterminant direct. L’œuvre d’art ne peut-être réduite à un simple « reflet » des représentations sociales d’une époque ni être considérée comme un « champ » complètement autonome et indépendant du social. L’appréciation artistique passe par une forme de reconnaissance qui s’instaure entre le créateur et son public. Aimer une œuvre d’art, « c’est […] y trouver cette satisfaction […] qui consiste à s’y retrouver tout entier, s’y reconnaître, s’y trouver bien, s’y sentir chez soi, y retrouver son monde et son rapport au monde » (Bourdieu P. 1992, p.520). La reconnaissance implique le partage par le créateur et le lecteur d’un certain nombre de « schèmes de perception et d’appréciation, de jugement et de jouissance qui […] sont mis en œuvre dans toute l’existence ordinaire et aussi dans la production et la perception des œuvres d’art. » (Bourdieu P. 1992, p.518). Or, art de tradition populaire, la bande- dessinée appartient à « l’industrie culturelle », à la « culture de masse » (Lahire B., 2006, p.665). Elle entretient donc des correspondances assez fortes avec les représentations sociales et joue davantage sur la logique de la proximité que sur la distance avec son public comme le font certaines formes d’art pur (Bourdieu, p.1992, p.271). Ce statut de média de masse, ainsi que la diversification des œuvres qu’elle produit mais aussi de la reconnaissance de sa légitimité culturelle depuis une quinzaine d’années en font un des rares secteurs de l’industrie du livre qui progresse régulièrement du point de vue financier. Ce « 9ième art » correspond donc à l’heure actuelle à un véritable enjeu tant économique qu’en termes de pratiques et de politiques culturelles des territoires, notamment de certaines villes. Ces caractéristiques expliquent sa puissance d’influence sur les représentations sociales. La bande- dessinée créé des schèmes, des modèles qui, échappant aux auteurs, s’intègrent aux représentations sociales et y circulent. Les œuvres artistiques possèdent donc une capacité transpersonnelle et transhistorique qui leur permet d’assurer un rôle social et de recevoir « une forme d’éternité pratique [du fait de] leur actualisation historique indéfiniment recommencée » (Lahire B., 2006, p.503). L’influence qu’elle subit mais aussi celle qu’elle exerce sur les représentations sociales conduisent à la considérer comme un indicateur privilégié des images de la ville. Elle renseigne le géographe sur le sens – ou plutôt sur la pluralité des sens – que confèrent les hommes à la ville. Ce sont ces représentations qui permettent aux individus de construire leur relation à l’espace urbain. Les liens entre représentations sociales et bandes-dessinées permettent donc d’interroger les processus de construction et d’évolution des représentations de la ville. D’un point de vue méthodologique, cette approche de la bande-dessinée dans une perspective relationnelle implique de privilégier l’analyse d’un corpus plutôt que d’une seule œuvre isolée. La démonstration s’appuiera sur des œuvres françaises contemporaines mettant en scène Paris, la grande ville par excellence dans le contexte national. Elle propose un éclairage sur des points de vues artistiques contemporains afin d’analyser des représentations actuelles de la ville, bien que la ville représentée puisse appartenir à des périodes différentes à partir du XIXème siècle. Moment clé de l’histoire urbaine correspondant à l’émergence de la ville et de la société modernes, le XIXème a été choisi comme point de départ. Il produisit des archétypes particulièrement puissants et toujours aussi vivaces dans les représentations sociales actuelles. L’industrialisation massive, la révolution des transports, l’entrée dans l’ère de la reproductibilité technique, la montée des antagonismes entre classes sociales ou le renforcement de l’opposition entre rural et urbain sont autant de caractéristiques qui furent exploitées notamment par les grands romans du XIXème et participèrent à la naissance du mythe parisien de la ville moderne. Ce mythe, « créé de toutes pièces par le livre, [s’est] assez répandu néanmoins pour faire maintenant partie de l’atmosphère mentale et collective et posséder par la suite une certaine force de contrainte. » (Caillois, R., 1938). La bande-dessinée apparaît d’ailleurs particulièrement influencée par les grands romans qui contribuèrent à l’instauration de ce mythe. 2 De plus, il convient de travailler sur un corpus assez diversifié empruntant à différents sous- genres de la bande-dessinée tout en évitant de proposer des frontières d’échantillon trop vastes que l’analyse ne pourrait que superficiellement survoler. La démonstration s’appuiera donc sur les œuvres suivantes : - La série Sambre d’Yslaire3 : Les aventures des héros se déroulent dans le cadre historique de la Restauration française. L’intrigue mêle des uploads/Geographie/ molina-2-copie.pdf

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