Entendez-vous dans les montagnes… La collection l’Aube poche est dirigée par Ma
Entendez-vous dans les montagnes… La collection l’Aube poche est dirigée par Marion Hennebert © Éditions de l’Aube, 2010 www.editionsdelaube.com ISBN (papier) : 978-2-8159-0268-7 ISBN (ePub) : 978-2-8159-0429-2 La version ePub de ce texte a été réalisée en partenariat avec le Centre National du Livre. Maïssa Bey Entendez-vous dans les montagnes… éditions de l’aube Du même auteur : Au commencement était la mer, roman, Marsa, 1996 ; l’Aube poche, 2003 Nouvelles d’Algérie, Grasset, 1998 ; grand prix de la Nouvelle de la Société des gens de lettres ; l’Aube poche, 2011 À contre-silence, Paroles d’Aube, 1999 Cette fille-là, roman, l’Aube, 2001, l’Aube poche, 2005 Entendez-vous dans les montagnes…, récit, l’Aube, 2002 ; l’Aube poche, 2005 Journal intime et politique, Algérie 40 ans après (avec Mohamed Kacimi, Boualem Sansal, Nourredine Saadi, Leïla Sebbar), l’Aube et Littera 05, 2003 Les Belles Étrangères. Treize écrivains algériens, l’Aube et Barzakh, 2003 L’ombre d’un homme qui marchait au soleil, préface de Catherine Camus, Chèvrefeuille étoilée, 2004 Sous le jasmin la nuit, l’Aube, 2004 ; l’Aube poche, 2006 Surtout ne te retourne pas, roman, l’Aube, 2005, prix Cybèle 2005 ; l’Aube poche, 2006 Alger 1951 (avec Benjamin Stora, Malek Alloula ; photos d’Étienne Sved), Le Bec en l’air, 2005 Sahara, mon amour (photos Ourida Nekkache), l’Aube, 2005 Bleu blanc vert, l’Aube, 2006 Pierre Sang Papier ou Cendre, l’Aube, 2008 ; l’Aube poche, 2009 L’Une et l’autre, l’Aube, 2009 Puisque mon cœur est mort, l’Aube, 2010 ; l’Aube poche, 2011 À celui qui ne pourra jamais lire ces lignes. À mes fils. « Ô soldats dont l’Afrique avait hâlé la joue N’avez-vous donc pas vu que c’était de la boue Qui vous éclaboussait ? » Victor Hugo, À l’obéissance passive, 1853. La seule photo du père de Maïssa, été 1955. Entendez-vous dans les montagnes... Elle referme derrière elle la porte du compartiment dans l’espoir de ne pas être dérangée, de faire seule le voyage. Elle ôte son manteau, le plie soigneusement, le pose près d’elle. Elle s’assoit près de la fenêtre. Elle tire de son sac le livre commencé la veille, l’ouvre et se met à lire. Le train est presque vide, il n’y pas d’affluence sur les quais. Pas de places réservées dans ce compartiment. Elle a vérifié avant d’entrer. Elle se laisse peu à peu absorber par sa lecture, à peine consciente que le train est toujours en gare. Elle sursaute au bruit de la porte qui s’ouvre doucement. Elle lève les yeux. Un homme vient d’entrer. Il jette à peine un regard sur elle. Il ne la salue pas. Il referme la porte derrière lui. Il s’assoit sur le siège en face d’elle, près de la fenêtre. C’est un homme d’une soixantaine d’années, costume de lainage sombre, chemise grise au col entrouvert, cheveux blancs soigneusement coupés et séparés par une raie, yeux très clairs, visage aux traits marqués, parcouru d’un réseau de fines craquelures, gestes encore vifs cependant. Pourquoi a-t-elle eu cette pensée en le regardant furtivement pendant qu’il s’installait : il a dû être beau dans sa jeunesse ! Sans doute à cause de la phrase qu’elle vient de lire. De ce visage qui vient de se superposer à celui du père, décrit par le narrateur : « Je l’observais avec ses cheveux gris, ses joues toujours mal rasées, les rides profondes qu’il avait entre les sourcils et qui couraient des ailes du nez aux coins de la bouche. J’attendais. » Il ne la regarde pas. Depuis qu’elle est là, dans ce pays, elle a encore du mal à s’habituer à ne pas exister dans le regard des autres. Un peu comme si elle était devenue transparente. C’est comme s’il était seul dans le compartiment. Elle détourne la tête. Saisit son reflet dans la vitre. Lui aussi a des rides profondes entre les sourcils et des cernes sous les yeux. Il semble fatigué. Il va certainement s’endormir dès que le train aura quitté la gare. Comme elle voudrait pouvoir dormir, ne serait-ce que quelques minutes ! Il n’a qu’un petit cabas de cuir noir qu’il ouvre pour en tirer des journaux avant de se relever pour le déposer sur la tablette au-dessus de son siège. Puis il se rassoit. Plus que quelques minutes avant le départ. L’exactitude des horaires, encore un mystère pour elle ! Départ : 17 heures 48. Arrivée à destination à l’heure indiquée. À moins d’un contretemps imprévisible. Elle commence à peine à s’habituer à cette organisation si précise du temps et s’étonne encore des récriminations des Français pour la moindre minute de retard. Au moment même où le départ du train est annoncé, une jeune fille ouvre la porte. Elle jette un regard dans le compartiment, esquisse un vague sourire, s’arrête sur le seuil un instant puis se décide à entrer. Elle voit là deux personnes, une femme d’un certain âge qui regarde par la fenêtre et ne s’est même pas retournée, et un vieux monsieur silencieux qui a à peine levé les yeux. Il lui sera certainement possible de s’isoler… Avec eux, le voyage sera calme, elle en est sûre. Elle se défait de son sac à dos et s’installe à côté de l’homme. Immédiatement, elle tire un walkman de la poche de son blouson, place les écouteurs dans ses oreilles, appuie la tête dans l’encoignure du siège et ferme les yeux. Elle porte au cou une chaîne à laquelle sont sus pendues les lettres de son prénom : Marie. C’est une jeune fille blonde et lisse, jeans et baskets, sûre d’elle, visiblement bien dans sa peau, à l’image de presque toutes les jeunes filles ici. La jeune fille non plus n’a pas dit bonjour. Un bref sourire, auquel personne n’a répondu. C’est souvent comme ça. Il n’y a qu’elle, l’étrangère, pour trouver cela anormal. Il faudra qu’elle s’y fasse. Rares sont les personnes qui se donnent la peine de regarder et de saluer des inconnus. Depuis quelques minutes, le train a quitté la gare. Elle s’en est à peine aperçue. Les quais ont laissé place à des hangars, et déjà, derrière la fenêtre, dans l’obscurité naissante défilent des immeubles noyés dans la brume, puis des mai sons presque toutes semblables, aux fenêtres déjà éclairées, des jardins déserts, des arrière-cours tristes, encombrées de vélos, de parasols repliés, de chaises abandonnées. Bosquets émondés, massifs fleuris, alignements de haies soigneusement taillées à l’équerre, arbustes au feuillage élagué, immobiles sous un ciel métallique. Rigueur géométrique. Souci de l’ordre. Retirer tout ce qui dépasse. Se débarrasser de tout ce qui importune. Le soleil est depuis de longues heures relégué derrière les nuages. Elle ferme les yeux. C’est peut-être un autre voyage ou d’autres paysages qu’elle a dans la tête. Sous ses paupières baissées défilent des étendues de terre rocailleuses, empoussiérées, balayées par des vents que rien n’arrête. Et puis des forêts, des maquis, des sentiers envahis de ronces. Et de temps à autre, sur les terrains vagues aux abords des villes et des villages, semblables à des excroissances, des monticules entourés de pierres blanches ou grises entassées sans soin pour délimiter les tombes qui remplissent les cimetières sans haies ni clôtures dans les campagnes de son pays. Avec des éclaboussures rouges. Le rouge, c’est la couleur des géraniums ensauvagés qui poussent et fleurissent sur les tumulus sans que jamais personne ne puisse savoir qui les a plantés. Çà et là, à peine quelques arbres squelettiques et poussiéreux, disséminés au hasard des caprices d’une nature trop avare de faveurs. Rares sont ceux qui donnent de l’ombre. Les ciels là-bas sont presque toujours sans nuages. C’est peut-être la fin d’un long assoupissement. Pourquoi, à cette heure, tandis qu’il regarde le visage de cette femme silencieuse, penchée sur la vitre et qui semble absente à tout ce qui se passe autour d’elle, pourquoi les voix de ces hommes reviennent-elles à ses oreilles, dans une effroyable stridence ? Elle a les yeux fermés. Il a eu le temps, dans un bref éclair, de voir ses yeux sans saisir son regard. Dans ces yeux sombres et dans ce regard qui se dérobe, dans ce visage tourné vers la nuit, s’esquisse soudain le reflet de nuits lointaines qui se bousculent dans un charivari de cris et de supplications. Les mains tendues de ces hommes qui ne croient plus, qui n’espèrent plus en l’homme. Il reste cependant en lui le goût du soleil. Un flamboiement, comme une insoutenable acuité qui donne aux hommes, à tous les hommes, un regard sombre. Oui c’est cela. Obsession du soleil qui bat dans cette veine à ses tempes. Qui obscurcit aujourd’hui les contours de ses souvenirs. Même sous les yeux fermés. Même dans le néant illusoire du sommeil. Même dans les vains égarements et les divagations de l’ivresse. Même dans les échos lancinants du silence. Martèlement. Un ! Deux ! Au pas ! Les pieds s’enfoncent dans la poussière. Dans la boue parfois. Croûtes de boues qui alourdissent les pataugas. Maculent le fond des pantalons. Au pas ! « C’est nous les Africains qui revenons de loin… » Bribes de chants agrippées comme des uploads/Geographie/ maissa-bey-entendez-vous-dans-les-montagnes.pdf
Documents similaires










-
45
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 24, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.9947MB