STÉPHANE PERRIER LA FRANCE AU MIROIR DE L’IMMIGRATION INTRODUCTION En dépit de

STÉPHANE PERRIER LA FRANCE AU MIROIR DE L’IMMIGRATION INTRODUCTION En dépit de certaines apparences, l’immigration ne constitue pas le principal sujet de cet ouvrage. Ce dont il est essentiellement question, c’est la crise interne à la nation française, une crise tout à la fois politique et morale, une crise de notre projet républicain aussi bien que de notre identité collective. Qu’en sera-t-il demain de la France ? Cette interrogation banale nous obsède toujours davantage. Elle a de longue date envahi les conversations. Elle accroît son emprise sur les œuvres de l’esprit. Présente à l’état latent comme arrière-fond, un rien suffit à la jeter soudain en pleine lumière. Quoiqu’elle se déploie sur tous les tons, du plus détaché au plus grave, elle nous parvient ordinairement d’une voix angoissée dont la colère semble s’épuiser dans le sentiment d’une irréductible impuissance. « Où allons- nous ? » signifie alors : « Où descendons-nous ? » Cette dépression collective a de quoi étonner. Notre pays se range parmi les premières puissances du monde. Dans d’innombrables domaines, il se distingue par son dynamisme et son inventivité. La richesse de sa culture et la beauté de ses paysages recueillent une adhésion générale. Ses valeurs sont universellement admirées. Tout pourrait par conséquent nous sourire. Et pourtant, d’abord imperceptiblement, puis lentement, très lentement, on dirait presque paisiblement, un profond malaise s’est répandu dans nos consciences, jusqu’à devenir l’une des caractéristiques de notre peuple. L’élection d’un jeune président nimbé d’enthousiasme, obtenue à la barbe des partis installés, nous a certes tirés de la pesante atmosphère dans laquelle s’achevait le quinquennat précédent. L’attente le dispute désormais à la résignation. Il serait cependant naïf de croire que le malaise national s’est résorbé. La variété de ses symptômes permet de l’appréhender sous de multiples angles, de l’éducation aux institutions en passant par l’économie. Le point de départ, ici, sera la question de l’immigration. Pourquoi ce choix, demandera-t-on, alors que tant d’autres défis nous requièrent ? Cela ne reviendrait-il pas à suggérer que l’immigration domine tout, voire que tout s’y résume ? Telle n’est absolument pas la thèse défendue au long de ces pages. Si l’immigration forme la pierre d’angle du raisonnement, ce n’est pas pour lui prêter un rôle causal, ni même pour lui donner la primauté parmi les enjeux contemporains, mais parce qu’elle nous tend un formidable miroir. Quand on l’envisage dans toutes ses implications, on voit paraître la France telle qu’elle vit et se pense aujourd’hui. C’est comme une bobine que l’on déroule. Les politiques qui ont accompagné l’évolution des flux migratoires et les discours qui ont prétendu en rendre compte, les actes et les passivités, les mots et les silences, en somme notre rapport à l’immigration dans son ensemble, illustrent à la perfection la crise où s’est enferré notre pays – et à un degré moindre notre continent, en tout cas sa partie occidentale, le cœur historique de l’Union européenne. À cela s’ajoute un élément conjoncturel. Notre approche de l’immigration est brouillée par les réactions passionnelles qu’elle suscite et les exploitations politiciennes auxquelles elle donne lieu, tandis que son caractère hautement sensible exigerait qu’elle ne soit traitée qu’avec retenue. C’est ainsi faire œuvre utile que de l’examiner sereinement, dans un double souci de rigueur et de bienveillance, en s’efforçant de se mettre à la place des uns et des autres afin de rendre justice à chacun. Au demeurant, la motivation de cet ouvrage est civique autant qu’intellectuelle. Son but est de contribuer à la réflexion sur les moyens de surmonter nos difficultés présentes. L’analyse y est donc tout entière tournée vers l’action : elle se veut une tentative de comprendre ce qui est, mais aussi, et plus encore, un appel à déterminer ce qui sera. PREMIÈRE PARTIE « Notre siècle est le vrai siècle de la critique ; rien ne doit y échapper. En vain la religion avec sa sainteté, et la législation avec sa majesté, prétendent-elles s’y soustraire : elles ne font par là qu’exciter contre elles-mêmes de justes soupçons, et elles perdent tout droit à cette sincère estime que la raison n’accorde qu’à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. » KANT, Critique de la raison pure 1 Le changement de nature de l’immigration Durant les dernières décennies, notre politique d’immigration a consisté à laisser se développer des flux tels que, l’ensemble des protagonistes fussent-ils irréprochables, la multiplication des problèmes n’en serait pas moins inévitable. Il ne s’agit pas de soutenir que les immigrés, pris en bloc, ne s’intégreraient plus. Fort heureusement, cette évolution intime, aussi belle que mystérieuse, par laquelle un individu se mêle à un peuple qui n’était pas le sien à l’origine, et que rien, souvent, ne le prédisposait à rejoindre, se poursuit dans bien des cas, peut-être même dans la majorité des cas, parfois avec un éclat qui ne le cède en rien aux époques précédentes. Chacun pourrait sans doute, puisant dans les seuls souvenirs de sa vie quotidienne, amonceler à l’envi les exemples. Cependant, ces réussites perdurent malgré notre politique d’immigration, qui oppose de violents vents contraires aux meilleures volontés. Il est difficile, en effet, d’en imaginer une moins propre à favoriser la cohésion nationale. LES FLUX D’IMMIGRATION Commençons donc par décrire notre régime migratoire. Les flux d’immigration ont connu trois périodes distinctes depuis 1945 : une période d’immigration massive pendant les Trente Glorieuses, une période d’immigration modérée entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1990, enfin une nouvelle période d’immigration massive, qui est toujours en cours. Part des immigrés dans la population française Champ : France métropolitaine. Source : Insee. Ce découpage transparaît nettement dans l’évolution de la part des immigrés dans la population française : elle était passée de 5 % en 1946 à 7,4 % en 1975, soit un taux d’accroissement annuel moyen de 1,36 % ; elle est demeurée stable entre 1975 et 1999 ; elle est passée de 7,3 % en 1999 à 8,9 % en 2013, soit un taux d’accroissement annuel moyen de 1,43 %. Nous ne disposons pas de chiffres harmonisés concernant les entrées annuelles, mais les ordres de grandeur correspondent. Un consensus se dégage pour estimer que, après avoir atteint leur plancher dans les années 1980, elles ont recommencé à croître durant la décennie suivante, avec une accélération au tournant du millénaire : elles sont passées d’environ 100 000 au milieu des années 1990 à environ 200 000 au début des années 2000, avant de se stabiliser à ce niveau. Ce serait toutefois manquer l’essentiel que de s’en tenir là. Trois changements majeurs sont en effet intervenus en l’espace d’un demi-siècle. Les deux premiers se sont enclenchés dans les années 1960 : le développement de l’immigration familiale et la forte augmentation de l’immigration extra-européenne. Le troisième, qui résulte de la conjonction des deux autres, a démarré dans les années 1990 : l’essor d’une immigration familiale d’un nouveau genre, via ce que l’on pourrait appeler les mariages « faussement binationaux » – un enfant d’immigré de nationalité française s’unit à un ressortissant du pays dont ses parents sont originaires. L’IMMIGRATION FAMILIALE Le développement de l’immigration familiale constitue un événement capital, car il démultiplie, et même transforme, l’impact de l’immigration sur la composition à long terme du peuple français. Si un immigré vient seul en France et en repart un jour, même après plusieurs décennies, si même un immigré venu seul en France y réside sans enfants jusqu’à son décès, sa présence n’a qu’un impact temporaire sur la composition du peuple français. Si un immigré venu seul en France fonde une famille avec un conjoint français, l’impact sur la composition du peuple français est définitif, mais insignifiant, puisque le mélange s’opère naturellement. En revanche, si un immigré fonde une famille en France avec un ressortissant de son pays, l’impact sur la composition du peuple français est à la fois définitif et significatif : au flux d’immigration s’ajoute la naissance en France d’enfants d’origine exclusivement étrangère. En l’absence de données sur les naissances de parents immigrés1, on peut se faire une idée du développement de l’immigration familiale en examinant l’évolution du pourcentage de naissances de parents étrangers. Les chiffres les plus anciens ne concernent que les mères : le pourcentage de naissances de mère étrangère, qui avait fluctué entre 2,5 % et 3,5 % de 1946 à 1958, a alors entamé une soudaine croissance, pour atteindre 6 % en 1965. À partir de cette date, les statistiques publiques recensent les naissances de deux parents étrangers : leur pourcentage est passé de 5,5 % en 1965 à plus de 9 % entre 1976 et 1985, avec un pic à 9,9 % en 1983. Une décrue s’est produite jusqu’au milieu des années 1990, le pourcentage tombant à 6,5 % en 1997 ; il a ensuite gravité autour de 7 % jusqu’en 2010, avant de recommencer à croître rapidement : il atteignait déjà 8,6 % en 2015. À l’aune de ces chiffres, on mesure à quel point il est superficiel, et même trompeur, d’appréhender l’immigration sous le seul angle des flux. En 1958, uploads/Geographie/ le-debat-stephane-perrier-la-france-au-miroir-de-l-x27-immigration-gallimard-2017.pdf

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