Éric-Emmanuel Schmitt La tectonique des sentiments Albin Michel, 2008 En hommag

Éric-Emmanuel Schmitt La tectonique des sentiments Albin Michel, 2008 En hommage à Diderot, une fois de plus, dont un passage de Jacques le Fataliste inspira cette histoire. 1 CHEZ DIANE Tout commence par un baiser. L’homme garde la femme enlacée contre lui. Debout, ils s’embrassent de façon longue, soutenue. Puis l’homme détache ses lèvres et murmure avec douceur : RICHARD. Je reviens. Aux gestes qu’elle a pour le retenir, on devine qu’elle souhaiterait que leurs caresses durent davantage. Il insiste avec grâce. RICHARD. Cinq minutes ? On dirait qu’il négocie. RICHARD. Cinq minutes ? D’un sourire résigné, elle consent à son départ. DIANE. Va. RICHARD (attendri). Tu survivras à ces cinq minutes ? DIANE. Peut-être. RICHARD. Jure-le-moi. DIANE. Non, c’est un risque que tu prends. Et toi, tu survivras ? RICHARD. J’essaierai ; moi, je te le jure. Il s’éloigne, élégant, nonchalant, plein de l’assurance propre aux hommes qui plaisent et se savent aimés. Entre d’un autre côté Madame Pommeray, la mère de Diane, qui aperçoit Richard en train de quitter le salon. MADAME POMMERAY. Où va-t-il ? DIANE. Chercher les journaux. MADAME POMMERAY. Ah ! Encore une séparation ? DIANE. De cinq minutes. MADAME POMMERAY (bouffonnant). Quel drame ! Je vais t’aider à traverser cette épreuve. (Elles rient.) Respire lentement, détends-toi, songe qu’il parviendra au kiosque sans traverser la rue et rappelle-toi que, ces derniers temps, les avions ne s’écrasent plus beaucoup sur Paris. Ça va ? Diane approuve avec une mine malicieuse tandis que Madame Pommeray continue à s’amuser en prenant soudain une mine tragique. MADAME POMMERAY. Restent les renards ! Oui ! On n’y réfléchit pas assez, mais il est fort possible qu’un renard enragé bondisse d’un jardin et lui morde le mollet gauche ! Ou le droit ! DIANE (jouant le jeu avec humour). Oui, tu as raison, on n’y réfléchit pas assez. MADAME POMMERAY. Le cas échéant, il va revenir blessé, l’œil fixe… DIANE.… la bave aux lèvres… MADAME POMMERAY. … fiévreux… DIANE. … contaminé… MADAME POMMERAY. … contagieux… DIANE. … mais il m’embrassera, je serai condamnée à mon tour, et nous mourrons quelques jours plus tard enlacés dans notre tombe en une étreinte éternelle, ensemble. Donc tout va bien. MADAME POMMERAY. Tout va bien ! Je casserai même ma tirelire de retraitée pour vous porter des chrysanthèmes. (Soupirant.) Ah, Diane, je n’aurais pas imaginé voir ma fille aussi heureuse. C’est à en faire pipi de bonheur. DIANE (grondant). Maman… MADAME POMMERAY. Si. Toi qui étais si sérieuse, absorbée par tes études, tes concours, ta carrière politique, toi qui au Parlement t’occupes des femmes en général, jamais de toi en particulier, toi qui a manqué de chance dans ton premier couple… DIANE. Maman, s’il te plaît : il est inutile de me raconter ma vie. MADAME POMMERAY. Mais j’adore raconter ta vie ! Dès que tu n’es pas là, je soûle la terre entière avec ton histoire. DIANE. Je suis là, retiens-toi. MADAME POMMERAY (battant des mains). Bref, tout est mal qui finit bien : ma fille qui n’avait pas de goût pour l’amour savoure désormais le grand amour. DIANE (dubitative malgré elle). Oh, le grand amour… MADAME POMMERAY. Si ! Un homme qui se bat plusieurs années pour attirer ton attention, qui te fait la cour comme on assiège une ville fortifiée, qui t’aime plus que tu ne l’aimes, longtemps avant que tu ne l’aimes, moi, désolée, j’appelle ça le grand amour ! DIANE (troublée). Il m’aime plus que je ne l’aime ? Tu penses ça, vraiment ? MADAME POMMERAY. Oui. DIANE. Qu’est-ce qui te pousse à le croire ? MADAME POMMERAY. Que n’as-tu pas inventé afin de le décourager ? Non seulement tu l’as écarté pendant deux ans mais, quand tu l’as enfin laissé approcher, tu lui as expliqué que ta carrière passerait avant ton compagnon, que ton mariage avait représenté les années les plus ennuyeuses de ta vie, que vous n’habiteriez pas ensemble. Il a tenu envers et contre toi. Rarement un homme s’est démené comme lui pour obtenir une femme. D’ailleurs, tu n’es pas une femme : tu es une victoire. DIANE. Pourquoi ne m’épouse-t-il pas ? MADAME POMMERAY (suffoquée). Mais… ! Parce que tu ne veux pas ! DIANE. Et alors ? MADAME POMMERAY. J’hallucine ! Tu déclines ses propositions de mariage et tu lui reproches ensuite de ne pas t’épouser ! DIANE. J’ai toujours agi ainsi et ça ne l’a jamais arrêté. Pourquoi s’en tient- il, cette fois, à mon refus ? MADAME POMMERAY. J’ai enfanté un monstre ! Un temps. Madame Pommeray discerne que Diane demeure perplexe. MADAME POMMERAY. Il ne t’a pas redemandée en mariage ? DIANE. Pas ces derniers mois. MADAME POMMERAY. Le cas échéant, tu l’épouserais ? DIANE. Je ne sais pas. MADAME POMMERAY. Quelle sale gosse ! DIANE. Non, maman, je suis inquiète. J’ai peur. Il ne se comporte plus comme avant. Parfois, il bâille quand nous lisons côte à côte. Il n’arrive plus en courant lorsque nous avons été séparés quelques heures, avec cet air d’enfant bouleversé qui vient d’échapper à une catastrophe. S’il me serre toujours dans ses bras, comme tout à l’heure, il ne me broie plus contre lui. D’ailleurs, il n’a plus cette fébrilité, ces gestes fous qui exprimaient son impatience, ces gestes qui me faisaient souvent mal. (Avec détresse.) Maman, il ne me fait plus mal. MADAME POMMERAY. Il s’affine. N’oublie pas que ce n’est qu’un homme. DIANE. Il supporte que ses voyages d’affaires nous éloignent l’un de l’autre plusieurs jours ; auparavant, ça le rendait malade d’anxiété. MADAME POMMERAY. Ça signifie qu’il a confiance en vous. DIANE (très sincère). On ne peut pas être amoureux et avoir confiance. MADAME POMMERAY. Si ! DIANE. Non ! MADAME POMMERAY. C’est ton avis, pas le sien. DIANE. Qu’en sais-tu ? MADAME POMMERAY. Et toi ? (Avec douceur.) Demande-le-lui. DIANE. Je crains d’avoir compris. MADAME POMMERAY. Les femmes ne peuvent comprendre que ce qu’il y a de féminin dans un homme, et les hommes que ce qu’il y a de masculin dans une femme : autant dire qu’aucun sexe ne comprend l’opposé. En interprétant sa conduite, tu es certaine de te tromper. DIANE. L’homme et la femme demeurent étrangers l’un à l’autre ? MADAME POMMERAY. Naturellement, c’est pour ça que ça marche depuis si longtemps. DIANE. C’est surtout pour ça que ça ne marche pas. MADAME POMMERAY (avec une autorité claire). Demande-le-lui. DIANE. Non ! Ce serait avouer mes inquiétudes. MADAME POMMERAY. Demande. DIANE. Non ! J’ai trop peur de ce qu’il répondra. MADAME POMMERAY. Diane, cesse de répliquer à sa place. Demande-le-lui ! Mais comme une femme… Pas de façon ouverte… Sois fine… Parle-lui comme s’il s’agissait de toi : « Richard, n’as-tu pas remarqué que je bâille lorsque nous lisons côte à côte, que je n’arrive plus en courant, comme avant, lorsque nous avons été séparés quelques heures, que, si je te serre dans mes bras, je ne te fais plus mal, etc. » Tu verras comment il l’interprète. Quoique tentée par la proposition de sa mère, Diane tremble encore. DIANE. Jamais je ne m’étais attachée à un homme comme à lui, maman. MADAME POMMERAY. Je sais, ma chérie. Raison de plus pour nettoyer ces vilains doutes qui te noircissent l’imagination. DIANE. Tu crois ? MADAME POMMERAY. Écoute-moi : tu auras une bonne surprise. DIANE. Je ne survivrai pas à une déception. À cet instant, Richard revient, les journaux sous le bras. À peine a-t-il le temps d’apercevoir leur attitude anormale que les deux femmes reprennent une contenance ordinaire. Madame Pommeray, pour distraire son attention, fonce vers lui. MADAME POMMERAY. Ah, voici Richard et ses journaux ! Toujours les journaux ! Encore les journaux ! RICHARD. Oui, je sais, c’est une drogue. Je ne peux plus m’en passer, je recommence chaque jour. Typique d’un malade. MADAME POMMERAY. À mon avis, vous ne savez même plus pourquoi vous les lisez. RICHARD (parcourant les titres). Mm ? MADAME POMMERAY. D’ailleurs, vous dispensent-ils encore le moindre plaisir ? Y a-t-il un moment où c’est meilleur qu’un autre ? RICHARD. Le lundi. Parce que j’en ai été privé le dimanche. MADAME POMMERAY. Voyez, la dépendance totale ! Mon pauvre garçon, je vous plains. RICHARD. Ingrate, moi qui vous fournis généreusement en mots croisés ! MADAME POMMERAY. Chacun sait que les journaux n’ont été inventés que pour procurer des mots croisés. Sinon, quelle utilité ? Des nouvelles qui changent tous les jours, des informations périmées le lendemain, des textes imprimés qui perdent leur valeur d’heure en heure : vous trouvez ça sérieux, vous ? RICHARD. Tout change tous les jours, c’est vous qui ne l’acceptez pas. MADAME POMMERAY. Taratata, je n’entreprends pas une discussion de fond avec vous : vous n’avez pas le niveau. Il éclate de rire devant tant d’allègre insolence. RICHARD. Je m’incline. MADAME POMMERAY. À tout à l’heure. RICHARD. À tout à l’heure, jolie maman. Moitié par jeu, moitié par galanterie, il lui baise la main. Ravie des rapports qu’elle entretient avec son beau gendre, Madame Pommeray glousse avant de se sauver. uploads/Geographie/ la-tectonique-des-sentiments-schmitt-eric-emmanuel.pdf

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