Les vers reproduits en pages 98, 148 et 150 sont extraits de la chanson Le Loup

Les vers reproduits en pages 98, 148 et 150 sont extraits de la chanson Le Loup, la Biche et le Chevalier (Une chanson douce), paroles de Maurice Pon, musique de Henri Salvador. © 1950 by Henri Salvador & Maurice Pon, avec l'aimable autorisation des Auteurs. Illustrations : Bigre ! ©Éditions Stock, 2001. Pour Jeanne et Jean Cayrol. Merci à Danielle Leeman, Professeur de grammaire à l'université de Paris-X-Nanterre. Son savoir amical et malicieux m'a tenu compagnie tout au long de ce voyage. Méfiez-vous de moi ! Je parais douce, timide, rêveuse et petite pour mes dix ans. N'en profitez pas pour m'attaquer. Je sais me défendre. Mes parents (qu'ils soient remer- ciés dans les siècles des siècles!) m'ont fait cadeau du plus utile car du plus guerrier des prénoms : Jeanne. Jeanne comme Jeanne d'Arc, la bergère devenue général, la terreur des Anglais. Ou cette autre Jeanne, baptisée Hachette, car elle n'aimait rien tant que découper en tranches ses ennemis. Pour ne citer que les plus connues des Jeanne. Mon grand frère Thomas (quatorze ans) se le tient pour dit. Il a beau appartenir à une race glo- balement malfaisante (les garçons), il a bien été forcé d'apprendre à me respecter. Cela dit, je suis au fond ce que je parais en surface : douce, timide et rêveuse. Même quand la vie se fait cruelle. Vous allez pouvoir en juger. 11 I Ce matin-là de mars, veille des vacances de Pâques, un agneau se désaltérait tranquillement dans le courant d'une onde pure. La semaine précédente, j'avais appris que tout renard flat- teur vit aux dépens du corbeau qui l'écoute. Et la semaine encore antérieure, une tortue avait battu un lièvre à la course... Vous avez deviné : chaque mardi et chaque jeudi, entre neuf et onze heures, les animaux les plus divers envahissaient notre classe, invités par notre professeur. La toute jeune Mademoiselle Laurencin aimait d'amour La Fontaine. Elle nous promenait de fable en fable, comme dans le plus clair et le plus mystérieux des jardins. - Écoutez ça, les enfants : 12 Une grenouille vit un bœuf Qui lui sembla de belle taille. Elle qui n'était pas grosse en tout comme un œuf, Envieuse s'étend, et s'enfle, et se travaille... Ou ceci : Va-t'en, chétif insecte, excrément de la terre! C'est en ces mots que le lion Parlait un jour au moucheron. L'autre lui déclara la guerre. Laurencin, en récitant, rougissait, pâlissait : c'était une véritable amoureuse. -Vous vous rendez compte? En si peu de lignes, dessiner si bien l'histoire... Vous la voyez, la grenouille envieuse, non ? Et le mou- cheron chétif, vous ne l'entendez pas vrombir ? -Pardon madame, que veut dire «excrément» ? - Mais c'est de la merde, ma Jeanne. Car Laurencin, toute blonde et jeune qu'elle était, n'avait pas peur des mots et serait plutôt morte que de ne pas appeler un chat un chat. - Bénissez la chance, mes enfants, d'avoir vu le jour dans l'une des plus belles langues de la Terre. Le français est votre pays. Apprenez-le, inventez-le. Ce sera, toute votre vie, votre ami le plus intime. Le personnage qui, ce matin-là de mars, entra dans notre classe aux côtés de Monsieur Besançon, le principal, n'avait que la peau sur les os. Homme ou femme ? Impossible à savoir, tant la sécheresse l'emportait sur tout autre caractère. -Bonjour, dit le principal. Madame Jargonos se trouve aujourd'hui dans nos murs pour effec- tuer la vérification pédagogique réglementaire. - Ne perdons pas de temps ! D'un premier geste, la visiteuse renvoya Monsieur Besançon (lui d'ordinaire si sévère, je ne l'avais jamais vu ainsi : tout miel et cour- bettes). D'un second, elle fit signe à notre chère Laurencin. 14 -Reprenez. Où vous en étiez. Et surtout : faites comme si je n'étais pas là! Pauvre mademoiselle! Comment parler nor- malement devant un tel squelette ? Laurencin se tordit les mains, inspira fort et, vaillante, se lança : - Un agneau se désaltérait Dans le courant d'une onde pure; Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure. Un agneau... L'agneau est associé, vous le savez, à la douceur, à l'innocence. Ne dit-on pas doux comme un agneau, innocent comme l'agneau qui vient de naître ? D'emblée, on ima- gine un paysage calme, tranquille... Et l'im- parfait confirme cette stabilité. Vous vous souvenez ? Je vous l'ai expliqué en grammaire : l'imparfait est le temps de la durée qui s'étire, l'imparfait, c'est du temps qui prend son temps... Vous et moi, nous aurions écrit : Un agneau buvait. La Fontaine a préféré Un agneau se désaltérait... Cinq syllabes, toujours l'effet de longueur, on a tout son temps, la nature est pai- sible... Voilà un bel exemple de la «magie des mots». Oui. Les mots sont de vrais magiciens. Ils ont le pouvoir de faire surgir à nos yeux des choses que nous ne voyons pas. Nous sommes en classe, et par cette magie merveilleuse, nous 15 nous retrouvons à la campagne, contemplant un petit agneau blanc qui... Jargonos s'énervait. Ses ongles vernissés de violet griffaient la table de plus en plus fort. -Je vous en prie, mademoiselle, nous n'avons que faire de vos enthousiasmes ! Laurencin jeta un bref regard par la fenêtre, comme pour appeler à l'aide, et reprit : - La Fontaine joue comme personne avec les verbes. Un loup «survient» : c'est un présent. On aurait plutôt attendu le passé simple : un loup « survint». Qu'apporte ce présent ? Un sen- timent accru de menace. C'est maintenant, c'est tout de suite. Le calme de la première phrase est rompu net. Le danger s'est installé. Il survient. On a peur. -Je vois, je vois... De l'imprécis, de l'à-peu- près... De la paraphrase alors qu'on vous demande de sensibiliser les élèves à la construc- tion narrative : qu'est-ce qui assure la continuité textuelle? À quel type de progression théma- tique a-t-on ici affaire ? Quelles sont les compo- santes de la situation d'énonciation ? A-t-on affaire à du récit ou à du discours ? Voilà ce qu'il est fondamental d'enseigner ! Le squelette Jargonos se leva. - ...Pas la peine d'en entendre plus. 16 Mademoiselle, vous ne savez pas enseigner. Vous ne respectez aucune des consignes du ministère. Aucune rigueur, aucune scientificité, aucune distinction entre le narratif, le descriptif et l'argumentatif. Inutile de dire que, pour nous, cette Jargonos parlait chinois. Telle semblait d'ailleurs l'opinion de Laurencin. - Mais, madame, ces notions ne sont-elles pas trop compliquées ? Mes élèves n'ont pas douze ans et ils sont en sixième ! - Et alors ? Les petits Français n'ont pas droit à de la science exacte ? La sonnerie interrompit leur dispute. La femme-squelette s'était assise au bureau et remplissait un papier qu'elle tendit à notre chère mademoiselle en larmes. -Ma chère, vous avez besoin au plus vite d'une bonne remise à jour. Vous tombez bien : un stage commence après-demain. Vous trouve- rez, sur ce formulaire, l'adresse de l'institut qui va s'occuper de vous. Allez, ne pleurnichez pas, une petite semaine de soins pédagogiques et vous saurez comment procéder dorénavant. Elle grimaça un «au revoir». Nous ne lui avons pas répondu. 17 Accompagnée de Besançon, qui l'attendait dans le couloir, toujours aussi miel et courbettes, Madame Jargonos s'en est allée torturer ailleurs. Normalement, vu que les vacances venaient de commencer, nous aurions dû crier, hurler, danser. Surtout moi, qui allais traverser en bateau l'Atlantique. Mais rien, le silence. Nous nous regardions, bouche ouverte, comme pois- sons rouges en bocal. La détresse de notre chère Laurencin nous bouleversait. Et quels étaient ces « soins pédagogiques » qu'allait lui infliger le ter- rible institut? Je ne savais pas, jusqu'à ce jour, que les profs, eux aussi, avaient des profs. Et que ces profs de profs avaient des sévérités redou- tables. La nuit, je rêvai qu'avec des pinces quelqu'un se préparait à m'ouvrir la tête pour y installer un tas de mots qu'il avait près de lui, des mots aussi desséchés que des squelettes. Heureusement, un lion, un moucheron et une tortue prenaient ma défense, mettaient en fuite le méchant et ses pinces. C'est le lendemain, dans l'après-midi, qu'avec mon frère je pris la mer. 18 II La tempête a commencé comme toutes les tempêtes. Soudain, l'horizon bouge, les tables oscillent et les verres, heurtés les uns contre les autres, tintent. Le commandant, pour fêter l'arrivée pro- chaine en Amérique, avait organisé, dans le plus grand salon du paquebot, un «championnat international de Scrabble». Vous savez, le Scrabble est ce jeu étrange, plutôt crispant. Avec des lettres en plastique, on forme des mots rares. Et plus les mots sont rares et plus ils comportent de lettres impossibles (le Z, le W), plus on marque des points. Les champions, les championnes de mots rares se sont regardés. Ils pâlissaient. L'un après l'autre, ils se sont levés, ont plaqué leur main gauche contre leur bouche et, au pas de course, ont quitté le grand salon. Je me souviens d'une 21 petite dame proprette qui n'avait pas fait uploads/Geographie/ la-grammaire-est-une-chanson-douce.pdf

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