Esther Vilar L’homme subjugué TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR RAYMOND ALBECK Stock Ti
Esther Vilar L’homme subjugué TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR RAYMOND ALBECK Stock Titre original ; DER DRESSIERTE MANN (Caann Verlag, Munich) © 1971, Esther Vilar, Munich. ’ Editions Stock pour la traduction française. Je dédie ce livre à ceux dont il n’est pas fait mention ici : aux hommes, si rares, qui ne se laissent pas "dresser" ; aux femmes, si rares, qui ne se laissent pas acheter ; et à celles, si heureuses, qui n’ont pas de valeur commerciale, parce que trop vieilles, trop laides, ou trop malades. E. V. Du bonheur de l'esclave La MG jaune citron dérape. La jeune femme au volant l’arrête non sans impudence, descend et découvre que le pneu avant gauche est à plat. Sans perdre un instant, elle prend les mesures nécessaires pour réparer : elle ne lâche plus du regard chaque voiture qui s’approche comme si elle attendait quel qu’un. A ce signal international standardisé (faible- femme-victime-de-la-technique-masculine), une voi ture presque aussitôt stoppe. Le conducteur, qui a compris, console déjà : « On va vous arranger ça tout de suite », et pour confirmer qu’il est résolu à tout, demande à la jeune femme son cric. Il ne lui demande pas si elle peut elle-même changer sa roue : elle a la trentaine, elle est vêtue à la dernière mode, bien fardée ; il sait bien qu'elle ne le peut pas. 9 l’homme subjugué Comme elle ne trouve pas l'outil, il va chercher le sien, et il apporte du coup tous ses autres. En cinq minutes il a réglé l’affaire et arrimé la roue accidentée à la place prévue. Ses mains sont cou vertes d’huile. Elle lui propose son mouchoir brodé, mais il refuse poliment : il a toujours un vieux chiffon dans la boîte à outils pour des cas semblables. Elle le remercie avec effusion, s’excuse de sa gau cherie « typiquement féminine » : sans lui, elle serait encore ici à la nuit tombante. Il ne répond rien, mais referme galamment la portière sur elle et se penche au-dessus de la vitre à demi-baissée pour un dernier conseil : faire réparer très vite le pneu endommagé. Elle l’assure qu’elle avisera le jour même son pompiste habituel. Et elle démarre. Après avoir rangé ses outils et être revenu seul à sa voiture, l’homme commence à regretter de ne pouvoir se laver les mains. Et ses souliers, qui ont souffert de la glaise humide qu’il a piétinée pour changer la roue, ne sont plus aussi propres que l’exige sa profession — il est représentant. Et s’il veut arriver à temps chez son prochain client, il va falloir qu’il se presse. « Ah ! ces femmes », pense- t-il en mettant le contact, « toutes aussi faibles les unes que les autres ! » Sérieusement, il se demande ce qu’elle serait devenue s’il ne s’était pas arrêté. Pour rattraper son retard, il roule vite, imprudemment, ce 10 DU BONHEUR DE L’ESCLAVE qui n’est pas dans ses habitudes. Quelques instants plus tard, il commence à fredonner : d’une manière ou d’une autre, il est heureux. La plupart des hommes se sont trouvés au moins une fois dans une situation semblable, de même que la plupart des femmes. C'est que, dès que l’occasion s‘en présente, la femme, sans hésiter, laisse l’homme travailler pour elle, simplement parce qu’il est homme et elle quelque chose de différent : une femme. Celle dont nous avons fait la connaissance n’aurait pas bougé : elle aurait attendu l’aide d’un homme parce qu’on lui a enseigné que dans le cas d’une panne d’auto, on s’adresse à un homme pour qu’il fasse la réparation, et rien de plus. L’homme au contraire a rendu service, d’une façon efficace, gratuitement, à quelqu’un qui lui est totalement étranger. Il a sali ses vêtements, compromis la conclusion d’une affaire et il risque maintenant un accident en conduisant trop vite. En plus du chan gement de roue, il aurait procédé volontiers à une douzaine d’autres réparations, tout cela parce qu'à lui aussi, on le lui a appris. Et pourquoi une femme s’occuperait-elle de sa voiture quand les hommes, la moitié de l’humanité, peuvent si bien le faire et sont prêts à mettre tout leur savoir à sa disposition ? Les femmes laissent les hommes travailler pour 11 l'homme subjugué elles, penser pour elles, assumer les responsabilités qui leur incombent. Les femmes exploitent les hommes. Or, ils sont forts, intelligents, pleins d'ima gination ; elles sont faibles, sottes et ne brillent pas par l’imagination. Comment se fait-il que les femmes exploitent les hommes, et non l’inverse ? La force, l’intelligence, l’imagination seraient- elles les conditions nécessaires de la servitude, et non de la puissance ? Le monde, loin d’être gouverné par ceux qui ont des capacités, le serait-il par celles qui ne sont bonnes qu’à cela ? Et s’il en est ainsi, comment font-elles pour que les hommes ne se sen tent pas trompés, mais croient au contraire être ce qu’ils sont le moins au monde : les maîtres ? Com ment leur instillent-elles ce bonheur qu’ils ressentent à travailler pour elles, cette fièvre d’orgueil et de supériorité qui les incite à entreprendre des tâches toujours plus considérables ? Pourquoi ne démasque-t-on pas la femme ? Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que l’homme ? L’homme est l’être humain qui travaille. Avec ce travail, il se nourrit, et nourrit sa femme et les enfants de sa femme. Au contraire, la femme est l’être humain qui ne tra vaille pas, ou seulement de façon provisoire. Pen dant la plus grande partie de sa vie, elle ne nourrit personne, ni elle-même ni ses enfants, pour ne pas parler du mari. La femme appelle viriles toutes les qualités de l’homme qui présentent quelque utilité pour elle, et féminines toutes celles qui ne servent à rien, ni à elle ni aux autres. Les manifestations extérieures de l’homme ne rencontrent l’assentiment de la femme que si elles sont viriles, c’est-à-dire réglées sur le seul but de son existence, le travail, et modelées 13 l’homme subjugué de sorte qu'à tout moment il puisse accomplir toutes les tâches dont elle le charge. Sauf la nuit, où la plupart portent des pyjamas à raies de couleur avec seulement deux ou quatre poches, les hommes revêtent une sorte d’uniforme brun ou gris fait d’un matériau non salissant et durable. Ces uniformes, ou « complets » comme on les appelle, comportent un minimum de dix poches où l'homme répartit les accessoires les plus indis pensables à son travail pour les avoir toujours à portée de la main. Comme la femme ne travaille pas, ses vêtements n’ont pas de poches, que ce soit le jour ou la nuit. En société, dans les grandes occasions, l’homme est autorisé à se mettre en noir, teinte plus fragile certes, mais qu’il ne risque guère de salir là où il est ; en outre rien ne met plus en valeur que le noir le bariolage splendide des toilettes féminines. Certes, on rencontre parfois des hemmes en vêtements de soirée verts et même rouges : ils font paraître d’au tant plus virils leurs semblables plus conformistes. L’homme a adapté à cette situation le reste de son apparence : ses cheveux ne demandent qu’une taille, un quart d’heure de soins, toutes les deux ou trois semaines. Bouclettes, ondulations, teintures, sont indésirables : elles ne feraient que le gêner dans le travail qu’il accomplit souvent en plein air, 14 qu’est-ce que l’homme ? ou qui du moins l’oblige à s’y exposer. Et en admet tant même qu’il recoure à ces parures et qu’elles lui aillent bien, il n’en tirera pas plus de succès auprès des femmes car, contrairement aux hommes, elles ne jugent jamais le sexe qui n’est pas le leur selon des critères esthétiques. L’homme qui se coiffe quelque temps d'une manière individualiste s’en aperçoit généralement très vite et revient de lui- même aux deux ou trois variantes standardisées des cheveux longs et courts. De même, pour porter long temps une barbe entière, il faut être supersensible — plus ou moins intellectuel fréquemment — et, par le truchement d’une croissance désordonnée du système pileux, vouloir donner une impression de robustesse spirituelle. Comme il s’agit d un indice non négligeable de la constitution d’un homme et par conséquent du parti qu’on peut tirer de lui, les femmes tolèrent la barbe, indication du domaine qui s’offre à leur exploitation : le travail névrotique de l’intellectuel. Mais en général, l’homme, pour supprimer sa barbe, utilise trois minutes par jour un rasoir élec trique ; l’eau et le savon lui suffisent comme soins cutanés, car on n’exige de lui qu’un visage présen table, net et sans fard, que tout le monde peut ainsi vérifier. Notons ses ongles : pour travailler, il les lui faut aussi courts que possible. 15 l'homme subjugué Un homme viril ne porte aucun joyau, sauf son alliance, signe certain qu’il est déjà exploité par une femme particulière. La grosse montre pataude qu’il porte au poignet, résistante aux chocs, étanche à l’eau, avec indication de la date, n’est uploads/Geographie/ l-x27-homme-subjugue-vilar-esther.pdf
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- Publié le Aoû 21, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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