Clan9 ________________________________________ A ANDRÉ BRETON qui écrit : « Nou

Clan9 ________________________________________ A ANDRÉ BRETON qui écrit : « Nous sommes peut-être chargés seulement de liquider une succession spirituelle à laquelle il y irait de l'intérêt de chacun de renoncer...» (Légitime Défense.) Le Jeune Européen, publié en 1927, avait été revu et corrigé par Drieu quand il réunit ce texte à ses Écrits de jeunesse (1941 ). C'est cette dernière version, conforme au voeu de l'auteur, que nous reproduisons ici après avoir rétabli la dédicace, les deux épigraphes et harmonisé la table des matières (N. d. E.). LE JEUNE EUROPÉEN Sans aucun attachement au fruit de ses travaux, éternellement satisfait, absolument libre, bien qu'engagé dans un travail, il ne travaille pas. (Bhagavadgita.) Je suis né à une extrémité de la terre, là où finissent les invasions. Je suis revenu souvent dans cette petite république d'Occident jusqu'à ma vingtième année. Mais ce n'était là qu'une feinte : le mystère de ma naissance, avant même que j'y songeasse, déracinait cette identité trop certaine. Je ne puis me situer à un point si précis de l'Europe, ni peut-être de la planète. Ma mère est morte sans me dire qui était mon père ; elle ne le savait pas. C'était une petite bourgeoise de Touraine, un peu paysanne. Elle était avide de considération et avait su dès son enfance qu'on l'obtient par l'argent. Petite, ravissante mesquine, avec une astuce infaillible elle simula tous les gestes de l'érotisme ; elle en eut plusieurs amants étrangers de qui elle tira une fortune solide. Quand elle se trouva indépendante comme elle l'entendait, elle vécut dorénavant seule, l'oeil sur la Bourse, arrangeant de beaux jardins. Suis-je le fils d'un Anglais ou d'un Russe ? Peut-être suis-je français ? Je suis blanc. Ma mère voyageait beaucoup mais dans un périmètre limité, entre Wiesbaden au nord, Saint-Sébastien au sud, Vienne à l'est, Londres à l'ouest. J'ai pourtant fait mes plus longues études à Paris, à Janson-de-Sailly. Ensuite je suis passé par Cambridge et Iéna. Je ne sais si je suis un cosmopolite ; on me dit que mon entendement est français et j'en doute. Je m'arrêtais, çà et là, dans les palaces qui sont les casernes où les riches parqués par l'époque attendent leur fin. Je passais entre les peuples, grands paysages de fer. A dix-huit ans, je m'étais jeté dans les plaisirs et dans les sports : l'auto, le polo, le ski., les chasses exotiques et les aventurières harnachées de bijoux. Parfois je sautais de ma voiture, et suivi d'une fille jacassante, j'entrais dans une librairie où j'achetais Bergson, Claudel, Gïde et Barrés, d'Annunzio, Kipling et Nietzsche. Vers quatre heures du matin, la séduction étincelante des mots me gardait du sommeil que je méprisais aussi bien que mon amie. A d'autres moments, je me gorgeais de musique et de peinture. Une poésie ravissante naissait alors à Montmartre qui manqua rendre aux peintres le domaine du ciel. Que suis-je ? Mon appétit vorace exigeait tous les rêves et toutes les actions. J'ai encore un porte-cigarettes où j'avais gravé cet enfantillage : « Rencontre de Goethe et de Napoléon. Je n'accepte la diminution ni de l'un ni de l'autre. » En ce temps-là les hommes croyaient encore à l'individu. Je trompais l'attente par une course furieuse à travers une Europe qui n'était pour moi qu'un grand jouet que j'aurais voulu casser. Soudain, un soir de juillet 1914, comme j'allais à DeauvilIe, mon hispano capota dans un fossé. C'était la guerre, la fin de la vanité. Je passai outre aux incertitudes de mon état civil et je m'engageai dans l'infanterie française. Je rejoignis le front au moment des affreuses batailles de Champagne de l'hiver 1915. Je venais au peuple. Souvent, j'avais regardé avec curiosité les chasseurs d'hôtel pêle-mêle avec les paysans sur le bord des routes. Tout d'un coup, je me faisais paysan, terrassier. Quelle âme s'éveillait en moi ? De démagogue ou de capitaine ? Ou quel atavisme qui se réenracinait dans la terre et le sang ? Dans mon régiment, je parus insolite et fascinant. Autour de moi aussitôt les hommes se groupèrent fiévreusement en amis et en ennemis. La guerre me fit entrer dans une plus irréparable extravagance que celle que j'avais connue jusque-là. Dorénavant, me semblait-il, cette extravagance ferait des cercles de plus en plus vastes. Toute époque est une aventure. Je suis un aventurier. Bonne époque pour moi que mon époque. Je connaissais déjà les courses d'autos, la cocaïne, l'alpinisme. Je trouvais dans cette campagne désolée, abstraite, le sport d'abîme que je flairais depuis longtemps. Patrouilles, guerre de mines, camaraderie bestiale et farouche, gloire sordide. Je me gorgeais de cette ivresse de la terre ; c'était une gésine frénétique ininterrompue dans les râles, les jurons, la peur qui lave les boyaux. Ce qui exultait depuis longtemps dans ma jeunesse, enfin je le distinguais entièrement dans mes poings aussi nettement que mes dix doigts. Les races hurlaient leur génie altéré. La violence des hommes : ils ne sont nés que pour la guerre, comme les femmes ne sont faites que pour les enfants. Tout le reste est détail tardif de l'imagination qui a déjà lancé son premier jet. J'ai senti alors un absolu de chair crue, j'ai touché le fond et j'ai étreint la certitude. I1 ne fallait pas sortir de la forêt : l'homme est un animal dégénéré, nostalgique. De cette fureur du sang sortit ce qui en sort à coup sûr, un élan mystique qui, nourri de l'essentiel de la chair, rompit toutes les attaches de cette chair et me jeta, pure palpitation, pur esprit, dans l'extrême de l'exil jusqu'à Dieu. Tout d'un coup, je saisis un sentiment obscur qui avait transparu dans ma vie à de brefs instants : en visitant un monastère sauvage, dans un refuge alpin ; au fond d'une banlieue de Berlin, un soir, en songeant à Spinoza dans son échoppe. Je découvris la solitude, ma terrible arrière-pensée. Pendant trois mois d'abjection physique, dans la dysenterie, parmi ces armées de paysans, d'employés et d'ouvriers, encadrées d'intellectuels délirants, jetées les unes contre les autres, comme des trains de bétail, par de vieux chefs de gare désorientés, dans des massacres obscurs, je connus un transport inouï. Je fus l'ermite des charniers. Vautré, la tête sous mon sac, dans des postures de honte et de terreur, je me réjouissais de la rupture et de l'abolition de toute matière, de tout noeud ; j'appelais l'instant où toutes les forces allaient être découplées dans mon âme et dans mon corps battus par des supplices aussi grands que ceux qu'ont connus les martyrs d'aucun temps. Je portais toujours dans ma musette quelqu'un de ces petits livres sublimes et furibonds qu'a produits à de longs intervalles le génie le plus secret de cette France que je découvrais alors au fond de ces hommes séparés des femmes, de l'argent, de la nourriture : les Pensées, la Saison en Enfer. Ces heures-là furent les charbons les plus ardents qui passèrent dans le feu de ma vie. Et puis tout à coup, je me lassai. Ma division fut mise au repos : je ne sentis plus que le côté civilisé de cette guerre ; et cette odeur de pieds qu'il y a dans tout couvent, cette odeur rance des hommes seuls. La démocratie meuglait faiblement : le boeuf blessé continuait de bourrer, stupide, dans le barbelé. Une imbécillité où s'accumulait l'héritage de plusieurs vieilles passions perverties écrasait tout un continent. Les orateurs, les généraux, les camarades de mon escouade avaient bénéficié d'un malentendu. J'avais cru vivre mon sacrifice et ma mort, mais de mon propre consentement. Je m'apercevais que là où je n'avais vu que du feu, les autres jouissaient de ma sueur servile et se vantaient de mon acquiescement sans réplique. On m'écrivait de Paris des lettres flatteuses, man colonel me tirait l'oreille, mes camarades me tapaient sur le ventre. Je ne dis rien, mais en un moment tout avait été décidé. Nous remontâmes en ligne. Dés cette première nuit, je partis en patrouille, risquant ma vie plus que jamais. Je me glissai dans les lignes allemandes et feignis d'y tomber. J'éprouvai une sensation de joie sauvage. C'était l'année de la découverte des libertés. J'avais vingt ans : après le meurtre et la prière, qu'allais-je inventer ? Je me retournerais dans le monde, je l'essaierais par tous les bouts. Les Allemands ne songèrent pas à mal et me comptèrent avec les autres. Pourtant, je parle l'allemand comme toutes les langues d'Europe ; au camp ils firent de moi un interprète. Doucereux, je ne mis que six mois à les apprivoiser. Je m'échappai et je gagnai la Suisse. Bientôt je sortis furtivement de l’hôpital où l'on m'avait mis en dépôt. Pour me procurer un faux passeport je tuai un homme. Je voulais voir aussi la différence que cela faisait quand c'était un civil. A travers la France, tétanique et toute tendue vers l'ennemi, qui ne se détourna pas pour me regarder passer, j'allai m'embarquer pour l'Amérique. J'avais volé l'homme que j'avais tué ; à New York, je pus me procurer encore des uploads/Geographie/ drieu-la-rochelle-le-jeune-europeen 1 .pdf

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