De Vilnius à Salonique, de Sarajevo à Mostar. L'Europe des villes rêvées et des
De Vilnius à Salonique, de Sarajevo à Mostar. L'Europe des villes rêvées et des absences, enjeux de mémoires et d'histoire. Jean-Paul BURDY, maître de conférences d'histoire contemporaine, Institut d'Etudes Politiques de Grenoble (France) Résumé/ L’élargissement de l'UE à l’Europe post-communiste permet de réintégrer progressivement à l’histoire commune des dimensions sociétales, spirituelles et culturelles que la division bipolaire avait occultées. L’évocation de quelques “villes-frontières” d’Europe médiane et balkanique permet ainsi de rappeler l’importance des communautés juives (Vilnius, “la Jérusalem de Litvakie”; Salonique, “la Jérusalem des Balkans”), et la présence multiséculaire d’un islam européen (Sarajevo, ville cosmopolite; Mostar, ville divisée). Dépassant les revendications d’une « Europe chrétienne » et les ethno- nationalismes monistes, les mémoires collectives retrouvées peuvent permettre l’écriture d’une histoire européenne laïcisée et partagée, base d’une identification à une collectivité européenne, et d’une réflexion sur la complexité de l’identité et des valeurs européennes... [Ce texte a été présenté dans une version courte aux 9e Entretiens de l’IEP de Grenoble: “Quelle Europe en 2004?”, le 1er avril 2004. La version longue ci-dessous est celle d'une conférence au Centre culturel de l'Ambassade de France à Vilnius (Lituanie) le 20 juin 2008] ********************** “Trouve-t-on beaucoup d'autres villes dont le nom soit source de tant de contestations? Les Polonais disent Wilno; les Lituaniens, Vilnius; les Allemands et les Biélorusses, Vilna...” Czeslaw Milosz (1) “Unie dans la diversité”: improbable devise pour l’Union à 27... Le traité constitutionnel, et l’élargissement à l’Europe centrale ont, une fois de plus, soulevé les questions des objectifs de la construction européenne, et des frontières de l’Europe. Pas uniquement à travers l’aporie géographique (où l’Europe finit-elle à l’Est?), mais aussi, avec les intégrations de 2004 et 2007, et les perspectives à moyen terme (Balkans, Turquie), sur des clivages, voire des fractures, qui renvoient à l’histoire sur la très longue durée. Le débat sur les héritages et les valeurs a confirmé que certains tenaient le christianisme comme critère fondamental d’européanité; et que, dès lors, les limites de l’Europe coïncidaient avec la frontière orientale et méridionale du catholicisme européen. Une réponse claire et simple, à la Samuel Huntington: “le paradigme civilisationnel permet de répondre de façon nette et convaincante à la question de savoir où finit l’Europe. Elle se termine là où finit la chrétienté occidentale, et là où commence l’islam et l’orthodoxie.”(2). Outre qu’elle interpelle inévitablement sur la présence de la Grèce orthodoxe dans l’Union, cette définition occulte ou nie, et la diversité et la complexité historiques des appartenances religieuses, et la sécularisation avancée de la plupart de sociétés européennes entrées dans la modernité culturelle. Elle a comme corollaire subséquent la définition de l’Europe comme “club chrétien”, auquel l’islam serait extérieur. Le débat concerne certes la candidature turque, mais rejaillit aussi sur les 1/ Czeslaw MILOSZ, L'autre Europe, 1964. 2/ Samuel P.HUNTINGTON, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (1997); tr.fr. Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2000, 548p., p.228-230 (avec une cartographie linéaire méridienne à l’appui du discours). Dans la même veine anti-musulmane, cf.Jean-Louis BOURLANGES, député européen UDF-PPE, Le Monde, 25 mars 2004. communautés musulmanes anciennes et « autochtones » -dans les Balkans en particulier ; et sur les communautés musulmanes immigrées et « issues de l’immigration », puisque présentes dans les sociétés européennes depuis plusieurs générations, en les renvoyant principalement à leur appartenance religieuse. Passer de l’Europe-institution à l’Europe communauté de citoyens suppose une culture partagée, par le travail de la mémoire et par l’écriture et la diffusion de l’histoire, toutes deux également fondatrices de valeurs et d’identité. Deux initiatives récentes ont pour projet cette “conscience européenne”: - le groupe de réflexion sur “la dimension spirituelle et culturelle de l’Europe” installé en janvier 2003 par Romano Prodi, sous la responsabilité du philosophe polonais Krzysztof Michalski (3); - le projet de “Musée de l’Europe”, prévu pour une ouverture à Bruxelles à l’occasion du cinquantenaire du traité de Rome, courant 2007, et dont le comité scientifique est dirigé par l’historien polono-français Krzysztof Pomian (4). Ces initiatives entendent contribuer à l’émergence d’une mémoire collective de l’Europe, en s’interrogeant à la fois sur sa matrice historique, et sur ses valeurs fondatrices. Car si chacun des peuples européens peut s’identifier à une histoire nationale, et intégrer l’histoire de la construction européenne dans une chronologie souvent austère, les Européens comme ensemble ne peuvent guère s’identifier à une “histoire européenne”. Même si les souvenirs communs ne manquent pas -pour s’en tenir au seul XXe siècle, deux conflits terribles; des expériences totalitaires, un génocide sans équivalent-, ils sont parfois passés sous silence, en tous cas le plus souvent interprétés sous un angle national. Or, une mémoire collective, et une histoire partagée, sont nécessaires à l’identification à la collectivité européenne. L’élargissement à l’Europe centrale est peut-être l’occasion de construire un tel projet. Car il réintègre à l’Europe des pans entiers de son histoire, que l’affrontement idéologique et la division géopolitique de l’après-guerre avaient gelés ou occultés. Par opposition aux frontières stables depuis plusieurs siècles des Etats-nations d’Europe occidentale, il s’agit tout d’abord de l’histoire des Empires centraux et de leur effondrement au XXe siècle; et des métamorphoses d’Etats dont l’assise territoriale n’a cessé d’évoluer: donc, une histoire de frontières en incessantes modifications (5). C’est ensuite l’histoire, en général conflictuelle, des minorités ethniques, religieuses, nationales, tout au long de la construction des Etats- nations. L’élargissement offre une double opportunité: pour les nouveaux pays membres, d’inscrire la réécriture nécessaire de leur histoire post-communiste dans la réflexion sur la complexité historique de leur propre histoire, et partant de l’identité européenne; et, pour la “vieille Europe”, de valoriser, dans sa démarche d’écriture d’une histoire qui sorte de la seule chronologie institutionnelle, les dimensions oubliées ou négligées de l’Europe médiane retrouvée après 1989. On s’attachera ici à deux espaces choisis parmi ceux de l’élargissement actuel (la région baltique) ou potentiel (la région balkanique). A travers une échelle d’analyse qui est celle de quelques « villes- frontières » emblématiques des cohabitations et des confins incertains (6). A la différence des villes multiculturelles d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord, regroupant populations “de souche”, diasporas et immigrations diverses, dans une logique du brassage et de l’échange, du métissage et de l’intégration, les “villes-frontières” de l’Europe médiane juxtaposent (ou juxtaposaient) des groupes ethniques, religieux, linguistiques, dans un espace de coexistence sans intégration, avec des minorités aspirant au respect de ses spécificités culturelles (langue, religion, traditions), sans objectif d’assimilation culturelle, ni parfois même de citoyenneté. 3/ <www.europa.eu.int/comm/commissioners/prodi/group/michalski_fr.htm> 4/ Krzysztof POMIAN, L’Europe mise en scène. Visite virtuelle du musée bruxellois, Les Echos, 20-21 février 2004 ; Pour un musée de l’Europe. Visite commentée d’une exposition en projet, Le Débat no 129, mars-avril 2004, p.89-101. 5/ Le cas le plus remarquable sur la longue durée est celui de la Pologne. Cf.Michel FOUCHER, Fragments d'Europe. Atlas de l'Europe médiane et orientale, Fayard, 1993, 327p.; La République européenne, Frontières, Belin, 2000, 154p.; Guy-Pierre CHOMETTE, Frédéric SAUTEREAU, Lisières d’Europe. De la mer Egée à la mer de Barents, voyage en frontières orientales, Autrement, Coll.Frontières, 2004, 432p. 6/ Joël KOTEK (dir.), L'Europe et ses villes-frontières, Interventions, Ed.Complexe, Bruxelles, 1996, 332p.; JP.BURDY, "Berlin, Prague, Sarajevo... Les grandes villes d'Europe centrale entre histoire, nostalgie et réalités", in Essais sur le discours de Europe éclatée no 12/1994, Université Stendhal, Grenoble, p.123-147. 2 On traitera ici de Vilnius et de Salonique, de Sarajevo et de Mostar. Quatre villes porteuses d’histoires complexes et de mémoires disputées, illustrant la complexité des configurations sur la longue durée. Et qui permettent de rappeler la place et le rôle des Juifs et des Musulmans, moins comme groupes religieux que comme groupes culturels européens (7). S’il ne permet pas traiter de tous les exemples de complexité identitaire, le particulier monographique permet cependant d’accéder au général, et à l’histoire de traiter du présent. I/ Les frontières de l’absence: les Juifs d’Europe centrale et balkanique Vilnius/Wilno/Vilna/Vilnè: la “Jérusalem du Nord” Vilnius est revendiquée comme capitale historique incontestable de la Lituanie redevenue indépendante en 1991, parce qu’elle l’avait été en 1322. Or, cette ville résume bien l'imbrication historique des appartenances et des cohabitations, des ressentiments et des affrontements constitutifs de l'histoire de l’Europe centrale et balkanique. Cette ville, qui a changé treize fois de mains au XXe siècle, pose clairement la question des frontières de la mémoire et de l’histoire. Car Vilnius (nom lituanien), c’est Wilno pour les Polonais; Vilnè/Wilnè pour les Juifs; Vilna pour les Allemands et les Biélorusses... (8) A la jonction des aires d’expansion russe, allemande, polonaise et scandinave, les républiques baltes ont une histoire compliquée, des frontières mouvantes, et des identités fluctuantes (9). La complexité identitaire de Vilnius est celle de l'histoire de la Lituanie : un pays tardivement christianisé, convoité par les Chevaliers teutoniques, longtemps englobé dans le vaste royaume polono-lituanien s’étendant de la Baltique à la mer Noire, puis partie de l’Empire russe, avant d’accéder à l’indépendance en 1918. La capitale de la Lituanie est alors Kaunas (en polonais Kowno): capitale officiellement “provisoire”, car les Lituaniens entendent la transférer à Vilnius dès que possible. En juin 1940, alors que la Pologne a été partagée entre Allemands et Soviétiques, l’Armée uploads/Geographie/ de-vilnius-a-salonique-de-sarajevo-a-mostar-l-x27-europe-des-villes-revees-et-des-absences-enjeux-de-memoires-et-d-x27-histoire.pdf
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- Publié le Aoû 29, 2021
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