LA CULTURE DES DÉCHETS Jean BRUN* Article paru dans la Revue Réformée, n° 169-1

LA CULTURE DES DÉCHETS Jean BRUN* Article paru dans la Revue Réformée, n° 169-1991/3, juin 1991, pp. 31-42, Faculté Libre de Théologie Réformée, Aix-en-Provence. revref@fltr.net © La Revue Réformée, avec autorisation Karl Jaspers insistait sur cette idée que la désintégration atomique, pour spectaculaire et effrayante qu'elle fût, n'était qu'un mince chapitre d'une désintégration beaucoup plus générale : désintégration des valeurs, de la famille et finalement de l'homme lui-même. On pourrait dire la même chose de la pollution des éléments naturels ; elle n'est, qu'un minuscule chapitre d'une pollution beaucoup plus importante encore, quoique moins apparente, à savoir la pollution des cœurs, la pollution de la sensibilité, la pollution de l'intelligence, bref : une pollution de l'homme tout entier. Mais le monde contemporain adopte à l'égard des pollutions en tout genre deux attitudes radicalement différentes et dont l'opposition est des plus révélatrices. D'une part, nous devenons de plus en plus attentifs à la pollution du milieu. Déjà les Grecs enseignaient que toute action visant à transformer considérablement la nature était un acte de démesure qui se retournerait tôt ou tard contre nous ; c'est ainsi qu'ils faisaient remarquer que les éléments s étaient déchaînés pour détruire le pont que l'on avait voulu construire entre la rive de l'Europe et celle de l'Asie, ou le canal que l'on avait tenté de percer à travers l'isthme de Corinthe ; la mer et les vents s'étaient ligués pour punir l'homme de son orgueil en en détruisant l'oeuvre titanesque. Au contraire, depuis Descartes, nous avons cherché à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », celle-ci est devenue un matériau sur lequel travaillent les outils et les machines que l'homme a fabriqués en leur conférant une puissance et des rendements sans cesse plus considérables. Or voici que, depuis peu, nous avons commencé d'adopter une attitude différente à l'égard de cette même nature et que nous nous soucions de la protéger après nous être exclusivement consacrés à la maîtriser. Mais, d'autre part, nous nions avec obstination que l'on puisse parler d'une pollution de l'homme car nous avons travaillé à éliminer l'idée même de pollution puisque nous ne cessons d'affirmer qu'il importe d'en finir avec les notions de haut et de bas, de bien et de mal, de beau et de laid, de normal et de pathologique ; nous allons même plus loin et affirmons que l'on ne peut plus parler aujourd'hui de cœur ni d'âme : on répète en outre depuis Sartre qu'il faut dénoncer l'idée de vie intérieure et, avec les anti-humanismes contemporains, que l'on doit annoncer la mort de l'homme puisque celui-ci ne serait autre qu'un amas de molécules accidentellement coalisées, destinées un jour à se désagréger, amas que rien n'autorise à privilégier sur d'autres amas naturels tels que les pierres, les arbres ou n'importe quel vivant. On accuse alors de « puritanisme » ou de « moralisme » tous ceux qui ont l'audace injustifiable de vouloir juger des idées, des paroles ou des actes au nom de valeurs transcendantes que l'homme devrait respecter. Dans un premier temps le mal apparut comme ce que l'on devait combattre, dans un deuxième temps on vit en lui ce qu'il fallait expliquer voire justifier, aujourd'hui le mal est tenu pour ce dont il faut évacuer l'idée en démystifiant toute croyance à son existence. Il résulte d'une telle attitude que la notion de déchet est dénoncée comme telle et que l'on assiste de plus en plus à une célébration, voire à une angélisation de ce que l'on appelait ainsi. D'où cette « culture des déchets » qui caractérise notre époque. Nous nous consacrons, en effet, à une culture du déchet dans la double acception de l'expression. Le déchet est cultivé comme un fruit nourrissant mais il donne également naissance à une culture par les déchets, culture qui transfigure celui-ci pour en faire un élément culturel fondamental. D'où l'apparition de la junk culture et de ce que l'on a esthétisé sous le nom de poubellisme. Le problème se pose donc de savoir comment nous avons pu en arriver là ; mais un autre problème se pose également : l'écologie, tant vantée par certains, n'impliquerait-elle pas un cyclopisme qui se bornerait à construire des digues et des canaux pour simplement corriger le cours d'un fleuve impur ? Ne faut-il pas remonter à la source de celui-ci et se situer en amont au lieu de se contenter de rester en aval ? La pollution de la nature, le culte et la culture des déchets ont des racines d'autant plus tenaces qu'elles restent souterraines et, par conséquent, invisibles aussi longtemps que l'on demeure à la surface des choses. 1 LE FÉTICHISME DE L'ŒUVRE ET DE LA PRODUCTION Le Veau d'or dont nous parlent les Ecritures était, à la fois, un fruit de la terre, puisque sa construction exigeait que du métal ait été extrait de minerais enfouis dans le sol, et une œuvre de l'homme puisque celui-ci avait dû le sculpter. Adorer le veau d'or c'est adorer un dieu auquel l'homme a donné naissance en sous-entendant que tout ce qui sort de l'homme possède un caractère éminemment divin. Dans un dialogue de Platon, Socrate qui est encore jeune se voit expliquer que le mathématicien ne raisonne pas sur tel ou tel triangle mais sur l'idée du triangle, il demande alors s'il existe également une idée du pou et une idée de la crasse. Son interlocuteur lui répond que oui car, précise-t-il, « il n'est rien de vil dans la maison de Zeus ». Aujourd'hui le développement spectaculaire de techniques de toute sorte nous a conduit à penser qu'il n'existait rien de vil dans la maison de l'homme. Hegel remarquait que l'urine, excrément naturel, et le sperme, source de vie, sortaient tous deux par le même canal ; nous ne faisons plus de distinction entre le sperme et l'urine en qui nous ne voyons que des sécrétions également naturelles issues de l'homme. La boue, les excréments des yaks ne deviennent-ils pas, entre des mains expertes, des matériaux pour fabriquer des maisons dans les contrées où le bois et les pierres sont rares ? Les ordures urbaines broyées dans des usines spécialisées ne sont-elles pas transformées en moellons utilisables ou en matériaux qui permettent de construire des routes ? Ne recycle-t-on pas les vieilles carcasses de voitures devenues des épaves ? Le fumier lui-même n'est-il pas utilisé comme un engrais fertile capable de renforcer la productivité des champs ? Mieux encore ; on récupère les excréments des vaches, on les fait sécher, on leur ajoute un certain nombre de produits chimiques et l'on obtient ainsi un nouvel aliment que l'on donne à manger aux vaches elles-mêmes. Il y a quelque chose de tristement métaphysique dans ce dernier procédé, car l'homme ressemble de plus en plus à ces animaux auxquels on donne à consommer leurs propres excréments après les avoir chimiquement traités, l'homme se nourrit chaque jour de ses déjections qu'il élève au rang d'aliments fortifiants et reconstituants. L'homme vit de plus en plus en circuit fermé ; il considère en effet que, puisque tout est son œuvre, tout vaut à partir du moment où cela est. Il affirme donc qu'il n'existe pas de déchets en soi, qu'il n'existe que des déchets-pour-autrui-dans-le-monde ; nous déciderions arbitrairement que ceci ou cela est un déchet en vertu d'un préjugé moral, c'est-à-dire d'un point de vue étroit et passionnel, conséquence d'une myopie intellectuelle à laquelle il faudrait mettre définitivement un terme. Le vrai déchet ne serait autre que l'homme qui pense qu'existent des déchets. Le recyclage du déchet a ainsi conduit à cette idée que tout est transfigurable par l'œuvre humaine ; le titanisme de la fabrication incite à croire que tout est utilisable, qu'il ne saurait donc y avoir de « ratés » dans le moteur du progrès et que la technique nous assure d'un triomphalisme inconditionnel sur toute chose. II L'ÉVACUATION DE L'IDÉE DE POLLUTION MORALE Nietzsche est célèbre pour avoir annoncé, à la fin du XIXe siècle, « la mort de Dieu » et pour nous avoir demandé de pourchasser l'« ombre même de Dieu » partout où elle pourrait se cacher. On s'est fort souvent mépris sur ce cri nietzschéen «Dieu est mort » qui reste chez celui qui l'a prononcé un cri de délivrance mais surtout un hurlement de désespoir. Nietzsche, penseur éminemment tragique, affirme qu'il n'y a ni vrai ni faux et que la seule erreur est de croire qu'existe une vérité. Les Grecs nous avaient demandé de tirer les voiles qui nous masquaient la vérité afin de parvenir à pouvoir contempler celle-ci face à face ; selon Nietzsche, derrière les voiles en question il n'y aurait rien, ce que nous sommes habitués à appeler vérité ne serait autre chose que les dessins changeants faits par les plis de ces voiles. Bien plus, tout ne serait qu'apparences, effets d'être, jeux d'un devenir par lui-même innocent. Nietzsche en arrive même à dénoncer les préjugés de ceux qui prétendent que les excréments sentent « mauvais », pourquoi mauvais ? « Ceci uploads/Geographie/ culturedechetsjbrun.pdf

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