13 Introduction générale La difficile émergence de la géographie du commerce Na

13 Introduction générale La difficile émergence de la géographie du commerce Nathalie Lemarchand, Bernadette Mérenne-Schoumaker et Jean Soumagne L’analyse de la place du commerce dans l’espace géographique apparaît tardivement en géographie. En effet, compte tenu des racines naturalistes et historicistes de ce qu’il est convenu d’appeler l’« École française de géographie 1 », la description des paysages a dominé durant plus d’un demi-siècle, centrée sur les formes du milieu naturel et sur l’analyse des pays ruraux et de leurs terroirs. Les faits urbains tiennent encore une place modeste dans les publications de la fin du xixe et du début du xxe siècle et la question du commerce y demeure très réduite. Par exemple, le célèbre Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache 2 qui ne comporte que peu de développements sur les villes, évoque seulement le « grand commerce » entre régions ou entre pays. Avec Jean Brunhes, quelque attention est portée à la vie marchande, par exemple dans son traité de géographie humaine 3, mais l’approche demeure orientée vers l’étude des transports, des axes de circulation, des foires comme animatrices des pays ruraux. Au même moment, André Allix se penche en profondeur sur les foires 4. Mais le fait marchand reste envisagé pour l’essentiel comme générateur d’urbanisation ; l’activité économique d’échange apparaît créatrice de richesse, source de prospérité urbaine et d’animation sociale. Les aspects morphologiques ne sont guère abordés et les magasins sédentaires demeurent passés sous silence. En fait, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dans les rares thèses de géographie urbaine et dans quelques monographies sur diverses villes, les structures concrètes du commerce, 1.  Berdoulay V., La formation de l’école française de géographie (1870-1914), Paris, C.T.H.S., 2008, 262 p. Claval P . (dir.), Autour de Vidal de la Blache. La formation de l’école française de géographie, Paris, CNRS, coll. « Mémoires et documents de géographie », 1993. Claval P ., Sanguin A.-L., La géographie française à l’âge classique, Paris, L’Harmattan, 1995. Robic M.-C., Mendibil D., Gosme, C., Orain O., Tissier J.-L., Couvrir le monde. Un grand xxe siècle de géographie française, Paris, ADPF, La Documentation française, 2006. 2.  Vidal de la Blache P ., Tableau de la Géographie de la France, (tome 1 de l’Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution, dirigée par Lavisse E.), Paris, Colin, 1911, 394 p. 3.  Brunhes J., La géographie humaine, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925, 3 volumes, XI + 574 p. ; 575 à 974 p. ; atlas : 3 feuillets, 278 fig., 162 p. 4.  Allix A., « Les foires, étude géographique », La Géographie, t. 39, no 5, mai 1923, 43 p. et « The geography of fairs illustrated by old-world examples », Geographical Review, 1922, vol. 12, no 4, p. 532-569. « Le commerce dans tous ses états », Arnaud Gasnier et Nathalie Lemarchand (dir.) ISBN 978-2-7535-3276-2 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr LE COMMERCE DANS TOUS SES ÉTATS 14 magasins, vitrines, halles, rues marchandes, intéressent peu, et leur impact urba- nistique et fonctionnel se maintient dans l’ombre à de rares exceptions près 5. L’apparition d’une géographie morphologique et régionale du commerce Avec les années 1950, de nouvelles thématiques de recherche apparaissent : l’analyse morphologique urbaine d’une part, les recherches sur les zones d’influence des villes, les armatures urbaines et les réseaux urbains, de l’autre. À la première thématique se rattachent les travaux didactiques initiés par Jean Tricart 6 qui insère l’activité économique dans sa méthodologie d’analyse de l’habitat et du tissu urbain : il localise les magasins, en propose un premier classement et effectue une mise en relation avec les populations et la struc- ture socio-économique des quartiers. Il se réfère aux travaux des géographes d’Europe du Nord et du Nord-Ouest (Ahlmann pour Stockholm, Dickinson pour l’Angleterre). En France, si des travaux empiriques répertorient, cartogra- phient et analysent les commerces dans maints mémoires d’étudiants et quelques thèses de troisième cycle, il faut attendre cependant une bonne vingtaine d’années pour que des systématisations apparaissent avec un premier traité 7 et des études de niveau régional 8 voire national 9 et des analyses explicatives. La seconde thématique a été abordée pour la première fois en français dès les années 1930 par Georges Chabot 10, en référence aux travaux engagés dans le monde anglo-saxon durant l’entre-deux-guerres, spécialement ceux de R.E. Dickinson 11. Cependant, l’amplification des recherches francophones sur l’influence commerciale des villes est due aux économistes spatiaux et, particulièrement à André Piatier 12, qui conduisit une première enquête communale systématique dans toute la France dès le milieu des années 1950. Les géographes français et belges se préoccupèrent au début des années 1960 des divers aspects de l’influence urbaine – dont celle du commerce de détail – dans de nombreux 5.  Demangeon A., Paris, la ville et sa banlieue, Paris, Bourrelier, 62 p. Lavedan P ., Géographie des villes, Paris, Gallimard, 4e éd., 1933, 206 p. 6.  Tricart J., L’habitat urbain, problèmes et méthodes, Paris, Centre de documentation universitaire, 1951, 295 p. ronéo. 7.  Beaujeu-Garnier J., Delobez A., La géographie du commerce, Paris, Masson, 1977, 262 p. 8.  Metton A., Le commerce et la ville en Région parisienne, petits commerces, marchés, grandes surfaces et centres commerciaux, Courbevoie, auteur-édit., 1980, 567 p. 9.  Coquery M., Mutations et structures du commerce de détail en France, Cergy, Le Signe, 1977, 1 440 p. 10.  Chabot G., « Les zones d’influence d’une ville », Actes du Congrès International de Géographie, Paris, t. 3, 1931, p. 432-437 et « Comptes rendus du Congrès International de Géographie », Paris, 1931: Travaux des sections, IV, V, VI, Colin, 1932. 11.  Dickinson R. E., «The regional functions and zones of influence of Leeds and Bradford », Geography, 1929-1930, p. 548-557 et « Markets and market areas of East Anglia », Economic Geography, t. 10, 1934, p. 172-182. 12.  Piatier A., « Les attractions commerciales des villes, une nouvelle méthode de mesure », Revue juridique et économique du Sud-Ouest, no 4, 1956, p. 575-602 et Radioscopie des communes de France – ruralité et relations villes-campagnes – une recherche pour l’action, Paris, Economica, 1979, 549 p. « Le commerce dans tous ses états », Arnaud Gasnier et Nathalie Lemarchand (dir.) ISBN 978-2-7535-3276-2 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr INTRODUCTION GÉNÉRALE NATHALIE LE MARCHAND, BERNADETTE MÉRENNE-SCHOUMAKER ET JEAN SOUMAGNE 15 travaux dont des thèses d’État sur plusieurs régions 13, puis des atlas qui présen- tèrent en des planches régionales les maillages des polarités commerciales et leur rayonnement. L’approche régionale va peu à peu laisser place à une recherche sur les réseaux de villes dans laquelle le commerce et les services sont employés pour situer une agglomération dans la hiérarchie urbaine (M. Rochefort). Par ailleurs, en France, la traduction du livre de Brian Berry en 1971 va donner un nouvel essor à la géographie des modèles et, là encore, le commerce devient un indicateur de la hiérarchie urbaine. Ce renouveau des modèles s’inscrit dans les travaux de ce qui a été appelé la Nouvelle Géographie qui combinent modèles et géographie quantitative. Ainsi, en référence à la modélisation élaborée par les géographes et économistes allemands de l’entre-deux-guerres, Walter Christaller et August Lösch 14, en s’appuyant également sur les travaux pionniers des géographes français et britanniques des années 1930, un petit nombre s’engagea, au-delà des travaux empiriques, dans une modélisation inspirée des principes christallériens sur les « places centrales » ou des travaux des années 1950 et 1960 de l’Américain Brian Berry. Plus tard, les aires des foires et marchés ont également été étudiées dans des contextes géographiques variés 15. L’émergence de la géographie appliquée et de l’urbanisme commercial Parallèlement parfois aux recherches précédentes, un deuxième champ d’intérêt s’est rapidement affirmé : celui de l’urbanisme commercial. Contrairement à ces dernières, dont la finalité essentielle est de décrire et expliquer les regrou- pements commerciaux, les travaux d’urbanisme commercial ont toujours été des recherches appliquées ou applicables. Il s’agit, grâce à un diagnostic très fin (réalisé le plus souvent sur le terrain et nécessitant de très lourdes enquêtes), de proposer des changements devant permettre le développement optimum de la fonction commerciale. Les champs d’intérêt de l’urbanisme commercial sont très diversifiés à la fois au niveau des échelles d’analyse et des propositions. Les zones d’investigation peuvent être réduites (la rue, le quartier), mais parfois plus larges (la ville, la région) ; les propositions concernent le com­ merce, soit directement (ex.: opéra- tions de création ou de rénovation d’un centre, d’une galerie, d’un alignement), soit indirectement via, par exem­ ple, la circulation (automobile, piétonnière, par transports en commun), le parcage des véhicules, l’animation, l’image de marque de la ville ou du quartier. 13.  Par exemple : Michel Rochefort sur l’Alsace, Yves Babonaux sur la Loire moyenne, Roger Dugrand sur Languedoc-Roussillon, Bernard Barbier sur Provence-Côte-d’Azur et, en Belgique, M. Goossens sur le Nord-Est de la Belgique, J.-C. Roucloux sur la Wallonie du Nord-Ouest. 14.  J. Tricart mentionne trois études de Christaller dont Die zentrale Orte Süddeutschlands (Iena, 1933), 1951. 15.  uploads/Geographie/ cours-d-x27-introduction-generale-a-la-geographie-du-commerce 1 .pdf

  • 48
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager