Olivier Le Cour Grandmaison Coloniser Exterminer Sur la guerre et l’ État colon

Olivier Le Cour Grandmaison Coloniser Exterminer Sur la guerre et l’ État colonial Fayard Olivier Le Cour Grandmaison Coloniser. Exterminer Sur la guerre et l'État colonial Fayard Introduction « La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on la regarde de près. » J. Co n r a d (1902). «Ce contre quoi je réagis est cette rupture qui existe entre l'histoire sociale et l'histoire des idées. Les historiens des sociétés sont censés décrire la manière dont les gens agissent sans penser, et les historiens des idées, la manière dont des gens pensent sans agir. » M. Fo u c a u l t (1988). L ’Algérie : « une question de salut public et d’honneur national » Lundi 24 mai 1847, Assemblée nationale. «La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd’hui dans le monde; ils sont grands en eux-mêmes, et par le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre de nos finances, la vie d'une partie de nos conci­ toyens, notre honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable», affirme un député déjà célèbre et qui le demeure aujourd’hui. Dès 1828, il s’ est prononcé en faveur d’une expédition militaire contre la Régence d'Alger et, quelques années plus tard, pour «la colonisation partielle et la domination totale» de cette COLONISER. EXTERMINER dernière. Comment atteindre ces deux objectifs? La réponse de ce représentant est claire. Aux quelques philanthropes qui s'émeuvent des méthodes employées par l'armée, il rétorque : «J'ai souvent entendu [...] des hommes que je respecte, mais que je n’ approuve pas, trouver mauvais qu’ on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu'on s’ emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. [...] On ne détruira la puissance d'Abd el- Kader qu’ en rendant la position des tribus qui adhèrent à lui telle­ ment insupportable qu'elles l’abandonnent. Ceci est une vérité évidente. Il faut s’y conformer ou abandonner la partie. Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n'excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent. » Quels sont donc ces moyens réputés conformes aux sensibilités de saison et au jus belli? Le premier est ('«interdiction du commerce»; le second, le «ravage du pays». Et, pour conclure, cette personnalité, alors membre de l’ Académie des sciences morales et politiques, et qui deviendra ministre des Affaires étrangères de la Deuxième République, ajoute : «Je crois de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s’élever aucune ville dans les domaines d’ Abd el-Kader» et de «détruire tout ce qui ressemble à une agrégation permanente de population1 ». Longuement reproduits à dessein pour ne pas laisser croire que nous aurions été abusé par quelques citations trouvées à la hâte dans des textes mineurs, ces passages n’ont pas pour auteur un député extrémiste et marginal s'exprimant dans un journal local et confidentiel. Au contraire, beaucoup de ses contemporains, les nôtres plus encore, tiennent ce parlementaire-écrivain renommé pour un modèle de tempérance qui n'a cessé de plaider, dit-on, en faveur de l’égalité et des libertés politiques, en un mot, pour la démo­ cratie. Celui qui défend ces positions, c’ est donc Alexis de Tocque­ ville. dans un rapport officiel présenté à l’Assemblée nationale en 1847, et dans un opuscule auquel il accordait la plus grande impor­ tance. Membre de la commission parlementaire chargée d’ examiner deux projets de loi portant sur la colonisation de celte contrée, Tocqueville fut désigné comme rapporteur par ses pairs en raison, notamment, de sa bonne connaissance de la région. Auréolé du pres­ tige consécutif à la publication de La Démocratie en Amérique, connu I. A. de Tocqueville. La première citation est extraite du «Rapport sur le projet de loi relatif aux crédits extraordinaires demandés pour l'Algérie », in Œuvres. Paris. Gallimard, «La Pléiade», 1991, p. 848. Les secondes proviennent de son • Travail sur l'Algérie » rédigé en 1841, ibid., p. 705-706. INTRODUCTION pour ses écrits sur la réforme du système pénitentiaire, tenu enfin pour un spécialiste avisé des affaires étrangères et de la question algérienne, Tocqueville est un homme politique influent. D'autant plus qu’en 1847 il n’intervient pas à titre personnel, mais au nom d’une commission ad hoc dont les conclusions ont été entendues par le gouvernement1 . Au moment où le député de Valognes rédige ces lignes qui disent, de façon exemplaire et insistante, l’importance de l’Algérie pour la métropole, peu de ses collègues contestent la néces­ sité de coloniser ce territoire. En s’ exprimant de la sorte, il sait avoir le soutien de la plupart des membres de l'Assemblée nationale, et c’ est en porte-parole de cette majorité jugée par lui trop silencieuse qu'il se présente pour mieux défendre les orientations de ses pairs. « De l'avis de tout le monde, pris isolément, un à un, sur ces bancs », il s'agit, comme il l’a déclaré quelques mois plus tôt, de « la plus grande affaire du pays, qui l’atteint dans son présent, qui le menace dans son avenir, qui, en un mot, est [...] à la tête de tous les intérêts que la France a dans le monde1 2». Déjà, la question algérienne trans­ cende maints clivages partisans et autorise parfois des accords improbables au regard des confrontations qui divisent habituelle­ ment les élus et les responsables de ces temps. Ainsi verra-t-on le maréchal Bugeaud et l’ ancien ministre socialiste Louis Blanc, par exemple, farouches adversaires que tout oppose sur le terrain de la politique intérieure, défendre des projets de colonisation voisins en 1848, et le premier approuver le second. Magie des « intérêts supé­ rieurs » du pays. Les analyses de Tocqueville sont courantes ; de même les propo­ sitions concrètes qu’il a faites pour réduire les résistances des popu­ lations « indigènes » et anéantir la puissance d'Abd el-Kader, leur chef principal. La lecture des textes et des discours de cette époque révèle, quelle que soit leur nature, une véritable passion collective pour l’ancienne Régence partagée par des élus, des militaires, des écrivains et des réformateurs venus de tous les horizons politiques. Ils ne sont pas les seuls ; l’« opinion publique » elle-même, après avoir été « exaltée » par la révolution de 1830, s’est enthousiasmée pour la «conquête d’ Alger», soutient Buret. « Coloniste» ardent, lui aussi est convaincu que l’«Afrique» est «une question de salut public et d’honneur national». Quant à la «guerre» menée outre-Méditer- 1. «Huit jours après la lecture» du second rapport, consacré au développe­ ment de camps agricoles souhaité par Bugeaud et soutenu par Guizot, le gouver­ nement retirait en effet le «projet de loi» qui venait d’ être critiqué par Tocqueville. F. Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mou temps, Paris, Michel Lévy Frères, 1865, t. VII, p. 234. 2. A. de Tocqueville, Le Moniteur universel. Assemblée nationale, 10 juin 1846, p. 1723. COLONISER. EXTERMINER ranée, il la conçoit comme une «chasse furieuse» exigeant de recourir à des moyens singuliers comparés à ceux employés à la même époque dans les conflits conventionnels qui se déroulent en Europe. C’est pourquoi il approuve les razzias, qui permettent d'« attaquer énergiquement l’ ennemi » dans ses intérêts agricoles et de «lui rendre ainsi l’existence [...] malheureuse, jusqu'à ce qu’il reconnaisse notre force et se soumette». Ce sont là les «conditions du succès dans la guerre d’ Afrique1 », affirme Buret, qui salue l’ac­ tion du général Bugeaud depuis qu’il est devenu gouverneur général de l’Algérie en décembre 1840. Qu’est-ce qui fonde ces convictions si bien partagées, comme le constate Tocqueville, qui déplore cependant que le gouvernement n’ accorde pas toute l’attention nécessaire à la mise en valeur de l'an­ cienne Régence? Pourquoi cette colonie est-elle placée au cœur d’ en­ jeux divers, que les contemporains estiment à ce point décisifs qu’il y va du sort même du pays ? Que ce dernier parvienne à ses fins en Afrique, et son redressement adviendra ; qu'il échoue, laisse entendre Tocqueville comme beaucoup d'autres avant et après lui, et le pire est à craindre sur le plan international comme sur le front intérieur. Classique rhétorique destinée, par la dramatisation volontaire des questions débattues, à arracher des décisions conformes aux souhaits du rapporteur et de la commission au nom de laquelle il s'exprime? Sans doute, mais cela ne saurait occulter des réalités plus fondamentales. Multiples, et parfois lointaines, sont les causes de ces analyses que soutiennent, implicitement ici, d’abord l'histoire des colonies françaises, ensuite l’actualité de la rivalité avec la Grande-Bretagne - laquelle, lancée depuis longtemps dans une course victorieuse à l’ empire, domine en Inde, au Cap, au Natal et uploads/Geographie/ coloniser-exterminer.pdf

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