René Collignon La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal In:
René Collignon La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal In: Tiers-Monde. 2006, tome 47 n°187. pp. 527-546. Abstract René Collignon - French colonial psychiatry in Algeria and Senegal. This article gives an outline of the historisation of French colonial psychiatry in Africa starting from two contrasting situations: Algeria, a settlement colony conferred with the status of French administrative départements, and Senegal, in West Africa, where no European colonial population had become established. The starting point of a psychiatric assistance project in the colonies goes back to the report by Reboul and Régis at the French psychiatrists'conference in Tunis in 1912, which defined a policy to follow. The problems of implementation are examined, as are the accomplishments up to the time of independence and the emergence of a corpus of "ethnopsychiatric" knowledge on the people who were colonized. Citer ce document / Cite this document : Collignon René. La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal. In: Tiers-Monde. 2006, tome 47 n°187. pp. 527- 546. doi : 10.3406/tiers.2006.5668 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_1293-8882_2006_num_47_187_5668 LA PSYCHIATRIE COLONIALE FRANÇAISE EN ALGÉRIE ET AU SÉNÉGAL ESQUISSE D'UNE HISTORISATION COMPARATIVE René Collignon * Le présent article propose une esquisse d'historisation du dossier de la psychiatrie coloniale française en Afrique à partir de deux situations contrastées : l Algérie, colonie de peuplement érigée en départements français, et le Sénégal, sans installation d'un colonat européen, en Afrique noire. Le point de départ d'un projet d'assistance psychiatrique aux colonies remonte au rapport de Reboul et Régis au Congrès des alienist es français à Tunis, en 1912, qui définit une poli tique dont sont examinées les difficultés de mise en place et les realisations jusqu'au moment des indépendances et l'émer gence d'un savoir « ethnopsychiatrique » sur le colonisé. En ces temps de malaise général - d'inquiétudes profondes face aux défis de la mondialisation, de faits divers violents défrayant l'actualité des institutions psy chiatriques, de scandales jetant un jour particulier sur le fonctionnement erratique de la justice et de l'expertise psychiatrique au pénal, d'interrogations sur les conditions d'un vivre ensemble en société, de tentations de repli vers l'espace rêvé d'un « entre soi » rassurant avec ses réactions de fermeture, voire de rejet de l'autre allogène, qu'une certaine démagogie politique ambiante s'emploie à entre tenir -, en cette période de confusion entre nostalgie, entreprises de sanctuarisa- tion de la mémoire, et histoire, un réexamen du dossier de la psychiatrie coloniale n'est peut-être pas malvenu. Le corpus des travaux historiques sur l'émergence de la psychiatrie française au début du XIXe siècle et sur ses développements au cours des deux siècles passés est désormais assez fourni. Cette attention portée à l'histoire de la discipline fait apparaître que la question de l'altérité est d'emblée au cœur des interrogations de l'aliénisme naissant ; une question qui hante également une autre discipline, * UMR 7535 CNRS-Paris X Nanterre, Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative. № IS"? - JUILLET-SEPTEMBRE 2006 - p. 527-546 - REVUE TIERS MONDE 52: René Collignon l'ethnologie, qui va opérer vers le milieu du XIXe siècle une rupture avec la tradition ancienne de l'anthropologie philosophique pour proposer un pr ogramme d'études différentielles des sociétés humaines dans le monde. Ce rappro chement nous semble riche d'interrogations si l'on se souvient de la participation d'aliénistes (Philippe Pinel, notamment) et de certains de leurs élèves aux travaux des Idéologues au sein de la Société des Observateurs de l'Homme (1799-1805) dont on connaît l'importance pour comprendre les origines de l'anthropologie française 1. Bientôt, avec la multiplication des voyages, la question de l'altérité de l'aliéné au sein de sa société va se doubler d'une autre question pour les premiers aliénistes français : celle de la présence, ou non, d'aliénés au sein des sociétés extra-européennes. Un examen des collections des Annales médico- psychologiques 2 montre que la question retient l'attention dès la première livra ison de la revue en janvier 1843 : Jacques Moreau (dit Moreau de Tour) y publie en effet ses « Recherches sur les aliénés en Orient » (AMP 1, p. 103-132) présentant les observations qu'il a recueillies lors d'un périple de trois ans à travers le Proche- Orient. Moreau ouvre ainsi une longue série de réflexions sur les rapports entre civilisation et aliénation. D'autres aliénistes dans diverses régions du monde vont rendre compte de leurs observations selon des perspectives variées (empreintes de préoccupations de nosologie comparée, porteuses de soucis épidémio- logiques, préoccupées de corrélations avec les conditions climatiques, voire ouvertes à une perspective anthropologique). Ces données exotiques viennent faire écho aux interrogations de la corporation sur le rôle de la civilisation dans la production de la folie et entretiennent la réflexion au sein de la Société médico-psychologique 3. Avec la colonisation, ces questions rebondiront dans une conjoncture particu lière de domination qui ne sera pas sans effets sur la nature du regard porté par les médecins sur les populations assujetties et les malades auxquels ils ont affaire. S'opérera au tournant du xxe siècle, en particulier autour d'Emmanuel Régis, professeur de psychiatrie à Bordeaux, et de ses élèves engagés comme médecins coloniaux, une prise de conscience aiguë du retard pris par la France au regard des réalisations en matière d'assistance aux aliénés des autres puissances coloniales européennes. Abordée dès 1905 au Congrès colonial français, en 1908 au Congrès de Dijon des Médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, la question des aliénés coloniaux est reprise comme thème du rapport de Reboul et Régis au Congrès de Tunis en 1912. Cet important texte dressant l'état des lieux définit la politique d'ensemble d'un système ambitieux à réaliser dans le domaine colonial français ; à ce titre, il intéresse tant l'Afrique au Nord qu'au Sud du Sahara. Mais ces régions, du Maghreb et de l'Afrique noire, connaî tront des développements sensiblement différents en matière d'assistance en santé mentale. 1 - Voir Copans et Jamin, 1978. 2 - Pour un dépouillement sur 150 ans des contributions sur la psychiatrie dans les pays extr aeuropéens dans les AMP, se reporter à Collignon, 1995-1996, 1997. 3 - Voir le débat qui occupa plusieurs séances suite au compte rendu par Brierre de Boismont d'un article d'un collègue anglais, Thomas Wise (1843), sur ses observations à l'asile de Dacca au Bengale. 528 REVUE TIERS MONDE - № 187 -JUILLET-SEPTEMBRE 2006 La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal I - LA PSYCHIATRIE EN TERRE AFRICAINE SOUS DOMINATION FRANÇAISE Notre propos examinera plus particulièrement les cas de l'Algérie et du Sénég al. Une étude comparée précise et complète n'est guère envisageable ici. On peut toutefois en esquisser le dessein. S'il existe bien des traits communs aux deux situations, en particulier la nature imposée de la présence d'une même puissance impériale, des différences profondes marquent cependant les modalités de cette présence. L'Algérie après la conquête devient rapidement une colonie de peuple ment et est érigée dès 1848 en trois départements français ; la Tunisie (1881) et le Maroc (1912) connaissent un régime d'administration indirecte, le protectorat 4 ; le Sénégal et les territoires d'Afrique noire connaissent un régime d'exploitation économique sans implantation d'un colonat européen. Cependant, certains él éments du personnel colonial peuvent tour à tour servir à l'un et l'autre endroit 5. Les préjugés sur les Arabo-Berbères et sur les populations noires, s'ils partagent largement une stigmatisation et une péjoration communes de ces populations, n'en présentent pas moins des différences 6. Le personnel médical colonial était très majoritairement militaire dans les territoires de l'empire ; cependant en Afrique occidentale française (aof), lors de la création de l'Assistance médicale indigène en 1905, des civils furent engagés, et en Algérie des civils recrutés en France, ou formés sur place, exerceront un rôle majeur dans le développement de la psychiatrie au sein de l'École psychiatrique d'Alger. L'ampleur des sources archivistiques et des sources secondaires portant sur notre sujet est assez déséquilibrée, et toujours en faveur de l'Algérie par rapport au Sénégal. Les études disponibles sur l'histoire de la psychiatrie en Afrique coloniale sont plus nombreuses en langue anglaise et le fait plus généralement d'historiens de métier 7 ; les travaux francophones étant plus souvent réalisés par des psychiat res ayant un lien étroit et très personnel avec leur sujet 8. 1 - Point de départ : le Rapport sur les aliénés aux colonies (Tunis, 1912) Le rapport de Reboul et Régis au Congrès de Tunis établissait un constat sévère de la situation dans les colonies. Les rapporteurs y dénonçaient les carences dans la prise en charge des aliénés et, après avoir développé un argumentaire en quatre 4 - À la différence du Maroc et de la Tunisie, l'Algérie est fiscalement indépendante de la France ; le décret du 23 août 1898 institue l'Assemblée fiscale pour le contrôle des taxes et exportations. 5 - Faidherbe par exemple a connu l'expérience des bureaux arabes en Algérie avant de devenir gouverneur du Sénégal en 1854, Jules Carde fut gouverneur général de I'aof (1923-1930) avant de rejoindre l'Algérie où il fut un allié fort des psychiatres réformateurs. 6 - Différences qui s'exprimeront notamment dans l'appréciation uploads/Geographie/ article-tiers-1293-8882-2006-num-47-187-5668-pdf.pdf
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- Publié le Jul 24, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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